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Rhizomes dramatiques

Au moment où une nouvelle génération désire le réinvestir, le Centre des auteurs dramatiques (CEAD) doit s’adapter pour retrouver sa pertinence.

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Accompagner la dramaturgie

Au moment où une nouvelle génération désire le réinvestir, le Centre des auteurs dramatiques (CEAD) doit s’adapter pour retrouver sa pertinence.

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Il y a, dans les méandres labyrinthiques du Vieux-Montréal, une caverne d’Ali Baba. Dans un demi-sous-sol de la rue Saint-Sacrement se trouvent les joyaux d’une dramaturgie qui s’écrit encore, l’essence textuelle qui fait vivre le théâtre québécois. La mission du CEAD? Épauler le travail d’écriture de ses 280 membres — dont une centaine de membres actifs — provenant du Québec et de la francophonie canadienne. Un centre comme celui-ci n’est pas courant, il est le seul en Amérique, et celui que l’on retrouve en Europe, en Écosse plus précisément, est directement inspiré du modèle québécois. Avec l’arrivée d’une génération d’autrices et d’auteurs qui, plus que jamais, ne veut plus écrire seule, optant plutôt pour un travail d’entraide où la force de la communauté fait foi de tout, l’organisme tente de répondre à ses besoins plutôt que de stagner, à l’instar des critiques formulées par certains de ses détracteurs.

Le chemin parcouru est énorme depuis la fondation de l’organisme en 1965, croit la chercheuse Camille Gascon, qui a étudié les quinze premières années de son existence1: «Ça a permis l’émergence d’une conscience collective autour de la dramaturgie du Québec, explique-t-elle, une façon de ne plus être une exception, de dire: "nous existons"». Et, rappelle Gascon, dès les premières années, le CEAD a fait un immense travail de diffusion des textes de théâtre, ce qui allait devenir l’une des missions primordiales de l’organisme. C’est d’ailleurs dans le cadre d’une lecture publique organisée en 1968 que le mythe des Belles-sœurs de Michel Tremblay est né.

Cas de figure

Rachel Graton a d’abord été engagée à la pige par le CEAD en tant que comédienne. Rapidement, elle a compris l’étendue des services et la richesse qui peut découler de telles rencontres. C’est pourquoi, en 2016, elle a soumis son premier texte de théâtre, La nuit du 4 au 5, au CEAD pour en devenir membre. Elle a ensuite travaillé pendant plusieurs heures avec sa conseillère dramaturgique et a monté un atelier pour mettre en scène sa pièce. Pour Graton, les ressources mises à sa disposition étaient inestimables: «D’entendre ma pièce dirigée par quelqu’un d’autre, ça crée une double lecture qui est hors de la mienne, ça permet de confirmer les intentions et la forme.» L’expérience de Rachel Graton au CEAD a donc été heureuse.

Tout autre son de cloche chez Gabrielle Lessard, dramaturge qui n’a jamais eu la chance de pouvoir travailler sur ses pièces avec le CEAD. Dans une entrevue accordée à Michelle Chanonat sur le site de la revue en mars 2016, Lessard explique:

Si tu n’es pas dans le copinage, tu n’as aucune aide. Quand j’ai présenté Retenir l’aube, ça m’a coûté 200$ pour le faire lire, j’ai eu une réponse près d’un an plus tard, me disant que ce n’est pas un texte de théâtre, mais de poésie, et qu’on ne souhaitait à aucun acteur de jouer dans cette pièce! J’attendais des commentaires constructifs, pas une lettre d’insultes. Je trouve que beaucoup de textes qui sortent du CEAD sont formatés, ils se ressemblent tous.

Il va sans dire que ces propos ont eu l’effet d’une bombe. Avec la diversification des enjeux et la multitude des genres, certains se sont questionnés sur l’habileté du CEAD à répondre à tous sans pour autant formater d’une certaine façon l’offre dramaturgique. Trois ans plus tard, est-ce que le point de vue de Gabrielle Lessard a été entendu?

Changement de garde

Après avoir été coordonnateur du secteur de la dramaturgie au CEAD de 2006 à 2009, Alain Jean a pris la direction de l’Association des théâtres francophones du Canada à Ottawa avant de revenir au CEAD au printemps 2017, cette fois à titre de directeur général. Les changements qui s’opèrent depuis son arrivée sont multiples: déménagement des locaux rue de Gaspé prévu pour 2020, changements dans la gouvernance, nouveau modèle pour la diffusion des œuvres. Jean explique le chantier:

On était rendu, dans une certaine mesure, un producteur de lectures publiques, et il fallait se recentrer sur la singularité de notre mandat d’accompagnement dramaturgique et de diffusion des textes de théâtre. En cela, le CEAD avait besoin d’un petit coup de barre.

Ce que l’on doit garder en tête, c’est qu’il s’agit d’un centre au service de ses membres. Pour en être, on doit postuler avec un texte de théâtre qui sera évalué par un comité de pairs. Si le membre est accepté, il devra payer une cotisation annuelle pour profiter des différents services (conseil dramaturgique, atelier de création, diffusion de ses écrits,etc.) La direction générale n’a donc pas, dans les faits, de mandat de direction artistique, car elle répond à un conseil d’administration auquel siègent plusieurs auteur·trice·s membres. Deux mois après l’arrivée d’Alain Jean, c’est le jeune auteur Gabriel Plante qui a été élu à la présidence du conseil d’administration, succédant à Lise Vaillancourt qui y a siégé dix ans, pour former un duo ayant les coudées franches afin de répondre à une génération qui souhaite s’approprier le lieu. Alain Jean commente:

La nouvelle présidence a vraiment insufflé quelque chose au centre. Il désirait ramener une certaine collégialité entre auteurs et il y a du monde qui ont décidé de le suivre. J’ai un certain devoir de mémoire envers le CEAD et c’est peut-être un peu ce qui explique la force du duo que Gabriel et moi formons.

Ce devoir de mémoire évoqué par Alain Jean complémente la vision de Gabriel Plante, résolument tourné vers l’avenir: «Nous, on n’a pas d’attachement historique, ce qui fait qu’on est dans le concret de la pratique. On désire donc que le seul centre d’artistes autogéré pour les gens qui écrivent du théâtre corresponde à la pratique. Il n’y a pas de chasse gardée.»

Du texte au public

C’est en 2009 que La semaine de la dramaturgie a laissé place à Dramaturgies en dialogue. Cette manifestation annuelle de lectures publiques a fait la marque du CEAD, mais il faut dire que l’arrivée d’un nouveau joueur, le Festival du Jamais lu en 2002, a certainement poussé le CEAD à repenser ses pratiques.

Sara Dion est depuis plus de trois ans l’une des conseillères dramaturgiques au CEAD et contribue, elle aussi, à ce renouvel-lement. Elle prend part aux réflexions entourant les nouveaux habits de Dramaturgies en dialogue:

Avec le temps, on s’est peut-être éloigné de la mission du CEAD, lorsqu’on voyait, par exemple, des lectures de textes étrangers aboutis lus en même temps que certains textes locaux encore en chantier; le décalage pouvait être étrange. L’idée serait de créer l’occasion d’entendre des textes en sachant que la lecture est beaucoup plus un laboratoire qu’une vitrine.

Elle ajoute qu’on va désormais plutôt demander à l’auteur pourquoi son texte devrait rencontrer le public et que les prochaines séries de lectures alimenteront ce dialogue.

Transformer pour ne pas aseptiser

Le centre avait engagé un second conseiller dramaturgique en 2001. Puis, dans la dernière année, la nouvelle direction a mis en place un bassin de consultants externes pour épouser la demande, qui est toujours en hausse, et pour éviter de répéter, on l’espère, l’expérience de Gabrielle Lessard, qui a su se bâtir, depuis, un parcours enviable hors du CEAD. Elle a présenté ses textes à l’Espace 4001, au festival Zone Homa, au Jamais Lu, en plus d’adapter et de mettre en scène Déterrer les os au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui en 2018. Mais qu’en est-il des allégations de formatage des textes qu’elle avait formulées?

Lorsqu’on évoque la possibilité d’un formatage de la dramaturgie québécoise, Sara Dion répond, sourire en coin:

Par année, je lis une centaine de textes, j’accompagne une soixantaine d’auteurs, je fais une quinzaine d’ateliers,
une dizaine de lectures publiques. Ce n’est pas vrai que je vais formater des œuvres, j’accompagne un texte jeune public avant de me plonger dans une pièce documentaire, puis ensuite du réalisme pur et dur avec Catherine Chabot et puis de la science-fiction avec Marie-Claude Verdier!

N’empêche que, sur cette question, la chercheuse Camille Gascon trouverait intéressant d’approfondir la recherche pour tenter de quantifier l’incidence d’une institution comme le CEAD (ou l’École nationale de théâtre) sur les pièces québécoises. «À partir du moment où le CEAD sélectionne des textes et consacre des auteurs, que ce soit en leur donnant des prix, ou simplement en les acceptant en tant qu’auteurs dramatiques, il est intéressant de se questionner à savoir comment ça peut aligner d’une certaine façon notre dramaturgie.»

Au cours de la prochaine année, le CEAD devrait quitter son demi-sous-sol pour s’installer dans de nouveaux locaux rue de Gaspé, un chantier qui demandera beaucoup de temps et de ressources, mais qui, à terme, devrait se solder par une offre bonifiée pour les auteurs: salle d’ateliers adaptée, espace de travail partagé, centre de documentation plus accessible. Pour Gabriel Plante, s’il s’agit de la concrétisation d’une volonté forte, le plus difficile reste peut-être à venir: «C’est une chose que de déménager le centre et de diversifier ses outils, après, le vrai défi, ce sera de le faire vivre.» ♦


Jérémy Laniel est le coordonnateur éditorial de Lettres québécoises, en plus d'être critique littéraire et théâtral pour différents médias.

  • 1. Gascon, Camille. Le Centre des auteurs dramatiques (CEAD) : action structurante et trajectoire (1965-1980), Mémoire, (M.A.), Université de Montréal, 2018, 142 p.
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