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Revenir à soi

Poignante, entrelaçant identité, littérature et amour, la pièce de Mishka Lavigne met en scène un homme et une femme engagés dans un processus de réconciliation avec leurs origines.

Théâtre

Poignante, entrelaçant identité, littérature et amour, la pièce de Mishka Lavigne met en scène un homme et une femme engagés dans un processus de réconciliation avec leurs origines.

Après Cinéma (L’Interligne, 2015), où une femme et un homme se rencontraient en déjouant les illusions du septième art, l’Ontarienne Mishka Lavigne signe Havre, une pièce où une professeure de littérature endeuillée, Elsie, et un ingénieur déraciné, Matt, trouvent un terrain d’entente, un havre, une occasion de revenir à eux-mêmes. Le texte a été créé en septembre2018 par la Troupe du Jour de Saskatoon dans une mise en scène de David Granger, avant d’être présentée en janvier dernier au POCHE/GVE de Genève, cette fois dans une mise en scène d’Anne Bisang.

Histoires parallèles

Pour commencer, les deux histoires sont parallèles. D’un côté, il y a Elsie, dont la mère, la célèbre écrivaine Gabrielle Sauriol, a été éjectée de sa voiture après avoir quitté l’Island Highway à grande vitesse et percuté un arbre. Les services de secours cherchent toujours le corps de l’auteure dans l’océan Pacifique à la hauteur de Discovery Passage, un chenal situé entre l’île de Vancouver et la côte continentale de la Colombie-Britannique. Ayant beaucoup souffert de l’absence de sa mère, appelée aux quatre coins du monde, la jeune femme ressent un mélange de tristesse et de colère. « Je suis en deuil. Je porte du noir. Je serre la main. Je dis merci parce que je suis polie. Je suis une fille bien élevée. La fille bien élevée de Gabrielle Sauriol. »

De l’autre côté, il y a Matt, qui a presque tout oublié de son enfance traumatique à Sarajevo. « Un autre endroit m’avait accueilli, donné une famille, une famille idéale, un couple qui attendait un enfant depuis tellement longtemps qu’un enfant de neuf ans brisé par la guerre, un enfant qui avait tout effacé de son passé, c’était mieux que pas d’enfant du tout. » Hanté par la culpabilité d’avoir abandonné ses parents biologiques à un sort horrible, le jeune homme s’est rendu en Bosnie-Herzégovine pour les retrouver, malheureusement en vain.

Puis les deux histoires vont converger. À cause d’un trou dans la rue où habite Elsie, un gouffre dans lequel s’est enfoncée une voiture, les deux trajectoires vont se croiser, les deux êtres vont se trouver. Ingénieur municipal, Matt supervise l’équipe chargée de réaliser les travaux. « C’est fragile une ville, sous le béton, l’asphalte et les gratte-ciel. » Cette faille, concrète, agit bien entendu comme une métaphore de celles qui font souffrir les protagonistes. Au fil de leurs rencontres, Matt (de son vrai nom Matej) Hamidovic et Elsie Sauriol vont peu à peu se réconcilier avec leur enfance, embrasser leur destin, tout ce qu’ils comportent d’ombre et de lumière, et surtout laisser les disparus reposer en paix. Tous les deux parviendront, à leur manière, mais beaucoup grâce à la présence de l’autre, à combler le vide, à remplir le trou, à enterrer le passé.

Théâtre narratif

On a ici affaire à ce qu’on pourrait appeler un théâtre narratif. C’est-à-dire que les dialogues, plutôt rares, laissent la place à un entrelacement de narrations, un récit des évènements en quatorze tableaux, auxquels s’ajoutent un prologue et un épilogue. Elsie et Matt racontent, relatent les faits, mais aussi, et peut-être même surtout, traduisent leurs états d’âme et leurs angoisses, évoquent leurs rêves et leurs cauchemars, leurs regrets et leurs aspirations. Ce ton soigné, imagé, poétique par endroits, qualifions-le de littéraire, correspond parfaitement à la fable.

C’est que l’existence d’Elsie tourne autour de la célèbre Gabrielle Sauriol. « […] des fois je crois que je suis devenue professeure de littérature pour pouvoir enseigner les romans de ma mère et sentir qu’elle était tout le temps là. » Fascinée par cette femme que ses livres ont en quelque sorte rendue immortelle — à commencer par son chef-d’œuvre, le roman Havre —, Elsie souffre en même temps d’avoir été abandonnée. C’était vrai avant la mort de sa mère et ce l’est plus encore depuis que cette dernière n’est plus de ce monde. Ainsi, afin d’accomplir son deuil, la jeune femme va entreprendre de collectionner tous les exemplaires des livres de sa mère sur lesquels elle peut mettre la main… « Il y a tellement de morceaux de ma mère qui sont pas à moi. Mais ces livres-là, ceux-là, je peux faire quelque chose avec ceux-là. »

Remplie d’affects, parcourue de regrets et de remords, alliant les horreurs de la guerre aux rédemptions que l’art est seul à pouvoir offrir, opposant les superficialités de notre époque aux profondeurs de l’amour, cette pièce évoque celles de Wajdi Mouawad. Tout en étant de son temps, l’auteure préfère les humains aux discours, les émotions aux idées, les expériences de vie aux courants de pensée. En accordant à ses personnages le pouvoir de la narration, un procédé qui évoque notamment les premières pièces de Daniel Danis, Mishka Lavigne déploie une prose admirable de sensibilité, une écriture délicate, mais certainement pas dépourvue de mordant. ♦

Auteur·e·s
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Mishka Lavgine
Ottawa, L'Interligne
Fugues
2019, 144 p., 17.95 $