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On reste là

Moment

Novembre 2019, Salon du livre de Montréal, il fait chaud, j’avance vers la sortie, je veux prendre l’air avant de devenir poussière, je marche d’un pas ferme sans lever la tête pour regarder autour de moi de peur de voir mon élan interrompu et voilà que je tombe sur lui, l’éditeur, ce jeune éditeur qui connaît un certain succès avec des ouvrages exigeants qui interrogent le monde dans lequel on vit, des écrits qui ne font pas de cadeaux aux grands de ce monde, à ceux qui ont le pouvoir politique, le pouvoir du cash, le pouvoir des mots, et voilà que moi je tombe sur lui, cet éditeur-là, qui au milieu de l’allée du salon du livre m’arrête pour me parler du livre que je viens de publier, le livre dans lequel j’interpelle la frange masculine et blanche du pouvoir, cette catégorie d’humains dont, après tout, lui-même fait partie, ce que je n’ai pas le courage de lui rappeler au moment où l’on se parle, ce à quoi je ne pense sans doute même pas parce que quand je parle à un homme en particulier, je ne regarde pas à travers lui pour voir le système dont il fait partie de façon générale, non, non, non, quand je parle à un homme en particulier, je parle à une personne en particulier et non en général, sauf que ce dimanche-là, dans l’allée du salon du livre, l’éditeur me dit: «Bravo, tes affaires marchent bien, c’est vraiment super, mais ce dont je rêve, moi, en tant qu’éditeur, c’est de voir arriver sur mon bureau le manuscrit d’une essayiste femme qui ne serait pas seulement féministe, une écrivaine qui ne ferait pas seulement dans l’essai féministe, une écrivaine qui écrirait des livres qui ne parleraient pas seulement des femmes, des femmes en particulier au lieu du monde en général, une écrivaine qui écrirait pour monsieur Tout-le-Monde», c’est-à-dire pour lui, l’éditeur, qui, en quelques phrases bien placées au centre de cette allée, pendant que ma tête bourdonne parce que j’ai besoin d’un café, me dit tout haut ce que monsieur Tout-le-Monde, justement, pense tout bas, ce monsieur que l’écriture féministe ne concerne pas, que l’écriture des femmes n’intéresse pas parce que, malgré la force du nombre, on reste une minorité dont les mots ne comptent pas, la preuve: «Je voudrais recevoir des manuscrits d’essayistes femmes qui n’écriraient pas d’un point de vue féministe», pendant que moi je suis devant lui, bouche bée, m’imaginant ce que pourrait être la suite de son discours, quelque chose comme: J’ai hâte de recevoir des romans d’écrivaines qui ne parleraient pas des vies de femmes ou des vies de personnes qui ne sont pas des hommes blancs, ou encore: Je rêve qu’on me soumette le manuscrit d’une suite poétique où il ne serait pas question de maternité ni d’avortement ni de violence sexuelle, où on ne verrait pas de sang couler, ni de larmes, tout ce qui fait pleurer les femmes depuis le début des temps, parce que nous avons toutes les raisons du monde de pleurer peu importe où nous nous trouvons sur cette planète, toutes les raisons de piquer des colères, d’écrire nos colères pour qu’elles fassent trembler les murs de la littérature, nos colères doublées de toutes les autres colères, celles des oublié·es, des exclu·es, des nié·es, des tu·es et des tué·es, parce que quand un éditeur dit qu’il attend que les écrivaines écrivent autre chose que leur féminisme, c’est dire qu’il attend d’elles qu’elles s’effacent, qu’elles baissent les yeux et la voix, qu’elles recommencent à chuchoter dans ce salon qui est un temple qui n’est pas leur chambre à elles, un salon qu’elles préfèrent quitter pour inventer ailleurs un no man’s land, un lieu où les hommes sont décentrés, c’est-à-dire remis à leur place, à leur juste place, l’autre moitié de l’humanité qui n’a pas eu à se battre, pas comme ça en tout cas, pas comme devant un éditeur qui pleure le manque d’essais signés de noms de femmes sans être féministes, et qu’on aurait dès lors le loisir de lire et d’enseigner sans prendre en compte les luttes, l’histoire des femmes et de leur écriture, de leur littérature, celles qui depuis toujours pensent, parlent, écrivent, et ce n’est pas aujourd’hui que ça va s’arrêter, ça ne cessera pas parce que même si des écrivains, des professeurs, des critiques et des éditeurs disent qu’ils n’aiment pas l’écriture des femmes, pas assez pour la lire, l’enseigner, la publier, nous, on reste là, on ne bouge pas.

 


Martine Delvaux est romancière et essayiste. Elle est l’auteure, entre autres, de Thelma, Louise & moi (Héliotrope, 2021 [2018]) et Le boys club (Remue-ménage, Grand Prix du livre de Montréal, 2019).

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