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René Lévesque, écrivain

L'échappée du temps

Comment diable expliquer qu’il ait fallu attendre près de trente ans après la mort de René Lévesque pour que le monde de l’édition fasse enfin une place à la publication de ses remarquables chroniques? Les ressorts de la mémoire au Québec seraient-ils à ce point affaiblis pour que personne jusqu’ici n’ait cru bon faire rebondir ces textes remarquables? Il faut en tout cas remercier chaleureusement les historiens Eric Bédard et Xavier Gélinas de s’être attelés à la lourde tâche de les réunir enfin dans une édition commentée, indexée et bien soignée.

Au Québec, les chroniques politiques de René Lévesque, écrites au début des années 1970, n’ont pour ainsi dire pas d’équivalent. Mesurées, rythmées, variées, publiées de surcroît à un rythme réglé comme du papier à musique, elles révèlent tout autant une époque que les convictions d’un auteur d’exception. Des flots tourmentés de l’actualité, Lévesque dégage son propre courant, impose une trajectoire, place ses idées comme des balises afin d’indiquer un chemin à suivre. Ses phrases sont simples mais vibrantes. Son écriture est singulière. Lévesque a un style, un rythme. Au point où, lisant ses textes, Lévesque m’est soudain apparu autant comme un écrivain qu’un politicien, chose absolument inusitée au Québec.

Je m’arrête immédiatement ici pour chasser un malentendu qui pourrait vite surgir si je continue sur l’élan de mon emballement pour ce livre inattendu. Je dois préciser tout de suite que je ne suis pas de ceux, très nombreux, qui tiennent René Lévesque pour une sorte d’icône vouée à être agitée sur le front de troupes se réclamant à tort ou à raison de sa tradition. Ce type de vénération, souvent livrée au nom de la poursuite d’un soi-disant «roman national», a quelque chose à mon sens d’aussi faux qu’asséchant. On y perd vite de vue en tout cas l’homme, son côté rugueux autant que sa pensée nuancée. Aussi me dois-je ici d’insister: l’enchantement que procure la lecture des Chroniques de Lévesque ne tient en rien, en ce qui me concerne, à un processus de déification de l’ancien premier ministre. J’ai tout simplement été saisi par l’acuité de son regard et sa capacité à écrire, jour après jour, avec justesse, aplomb et dans un style très personnel.

De ministre à chroniqueur

Mais comment René Lévesque devient-il chroniqueur dans un journal quotidien à grand tirage?

En 1970, à la suite des élections du 29 avril, Lévesque se retrouve sans emploi: il est battu dans son comté. Fini, du moins pour un temps, la vie de député qui a été la sienne depuis dix ans.

Trois ans plus tôt, alors au sommet de sa popularité, ministre respecté, Lévesque avait quitté le Parti libéral du Québec avec fracas pour lancer le Mouvement souveraineté-association (MSA). Le «Vive le Québec libre!» du général De Gaulle continue alors de se faire entendre dans cette vaste chambre d’échos que sont les années 1960 pour l’idée de souveraineté.

Si Lévesque a d’abord trouvé que le général allait un peu vite en affaire, il ne résiste pas longtemps à emboîter le pas d’un mouvement politique qui se dessine depuis un moment sans lui. Du MSA naît vite le Parti québécois, porté en bonne partie par l’immense popularité de son chef-fondateur. Le baptême électoral du nouveau parti de Lévesque révèle les fortes distorsions dont est capable le système parlementaire britannique. Au soir de l’élection du 29 avril 1970, le PQ a beau avoir obtenu près du quart du vote populaire, il n’obtient que sept députés sur cent-huit! En comparaison, le Ralliement créditiste, une formation au discours rocailleux, obtient 12 députés bien qu’ayant obtenu la moitié moins de suffrages que le PQ... Dans ses chroniques comme ailleurs, Lévesque peste contre ce déni de démocratie habillé des vertus de la légalité. Il réclame une meilleure représentation de la volonté populaire.

La démocratie québécoise doit être redressée, explique Lévesque. Il plaide pour des réformes qui demeurent d’une formidable actualité. Lévesque écrit:

On n’a plus le droit d’ignorer ce pourrissement béat, entretenu, d’une soi-disant démocratie qui fait de l’électorat québécois une sorte de marchandise collective que les spécialistes en commerce politique peuvent encore évaluer en signe de piastre.

Reste qu’en cette année 1970, le Parti québécois ne peut assurer un salaire décent à son chef battu. Et Lévesque ne peut non plus vivre de sa maigre pension de député, d’autant plus qu’il est en train de se séparer de sa première épouse, Louise L’Heureux, pour s’installer avec Corinne Côté, sa nouvelle compagne.

Comme Lévesque n’est pas «un fils de l’aristocratie de l’argent» — tel qu’il décrit souvent son adversaire Pierre Elliott Trudeau —, il accepte de rédiger six chroniques par semaine dans Le Journal de Montréal. En échange, il reçoit une bien maigre poignée de dollars. Et Lévesque doit travailler d’arrache-pied pour parvenir à livrer autant de textes en plus de ses autres engagements quotidiens à titre de chef du Parti québécois. Ses textes ne sont pourtant pas de ceux, souvent très fades, rédigés par des scribes à gage mis au service de petits politiciens sans envergure. En comparaison, Lévesque a des idées bien à lui, une marque personnelle, un style. Cela saute aux yeux. On reconnaît tout de suite sa facture.

Dans ses textes, il en a contre un conservatisme apeuré et «terriblement manipulé» par les puissances de l’argent. Il désespère de tous ces gens qui tortillent la réalité pour ne pas la changer.

Il peste contre tous les porte-plumes des princes qui mènent la société. Dans cet esprit, il raille volontiers les sorties des éditorialistes de La Presse ou de The Gazette, ou d’autres genres de plumitifs qui soutiennent l’immobilité politique au profit du régime en place.

Il ne comprend pas ces intellectuels qui réclament du changement, mais dont la pensée se perd dans une réflexion qui finit par s’enrouler sur elle-même, jusqu’à produire ce nœud avec lequel ils finissent par s’étouffer. La «continuation du placotage» le désespère, sans qu’il se montre anti-intellectuel pour autant, bien au contraire.

Conscience sociale

Ses préoccupations sociales pour les laissés-pour-compte de sa société apparaissent partout dans ses chroniques. Ainsi la question du logement pour tous l’intéresse par exemple beaucoup plus que celle de la construction des autoroutes. On le voit plonger dans les arides statistiques du chômage pour essayer de départager les mirages de la réalité. Et il parle plus d’une fois de sa Gaspésie natale avec infiniment de tendresse.

Mais le voici qui devise aussi de littérature ici et là. Anne Hébert, Fernand Ouellette, la narration d’une rencontre en avion avec Gaston Miron, alors en route comme lui pour Toronto. Il suit de près l’essayiste Pierre Vadeboncœur dont il parle volontiers. Ses réflexions sont souvent émaillées de références à une culture pétrie à l’évidence par une fréquentation de la littérature.

Au moment où survient la crise d’Octobre, il est à se questionner sur le sens social des médecins, lesquels lui semblent de soucier bien davantage de développer leurs privilèges que d’assurer à tous des soins dignes de ce nom. En matière de santé, il se montre notamment favorable à la légalisation de l’avortement.

Mais qu’a-t-il à dire en cette période trouble aux militants du Front de libération du Québec? Au tempérament bouillant et sans compromis de ces jeunes révolutionnaires, il rétorque que la situation n’est pas absolument bouchée comme ils le prétendent. Elle est difficile, certes, mais il existe tout de même des passages par lesquels il est possible de se faufiler pour éviter un bain de sang et en arriver à changer résolument le monde. À propos du monde, on sent d’ailleurs souvent Lévesque se retenir de commenter davantage la politique internationale. Il évoque néanmoins Salazar, Nasser, la question de l’Irlande. Il fait volontiers des détours par Singapour, l’Allemagne, le Chili, le Vietnam,etc. Non, il ne me vient pas en tête d’autres politiciens québécois qui replacent ainsi constamment leur patrie dans ce grand horizon du monde.

Les sujets qu’il traite sont en vérité très variés. Cela l’étonne lui-même. Il dit: «Je n’aurais pas cru, très franchement, pouvoir ainsi tenir le coup du lundi au samedi, beau temps mauvais temps, à travers toutes les sautes de l’humeur comme de l’inspiration...»

Au Québec, je ne vois pas d’autres figures politiques qui ont tenu la plume d’une pareille façon. Pour peu qu’on substitue quelques noms du passé à d’autres de notre présent, ces textes énergiques étonnent tant ils apparaissent encore neufs.♦

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René Lévesque
Montréal, Hurtubise
2017, 2017 p., 69.95 $