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Remettre en marche le verbe perdu

Remettre en marche le verbe perdu

Sous le titre Blanche Reboot apparaît l’inscription Écrire avec Blanche Lamontagne-Beauregard. La proposition de Maude Pilon se présente d’emblée comme une conversation à saisir, une parole protéiforme.

Poésie

Sous le titre Blanche Reboot apparaît l’inscription Écrire avec Blanche Lamontagne-Beauregard. La proposition de Maude Pilon se présente d’emblée comme une conversation à saisir, une parole protéiforme.

Avant même d’entrer dans le corps de l’œuvre, il devient clair, à la lecture de tout ce qui annonce le texte lui-même, que nous aurons affaire à une langue plurivocale travaillée à partir de l’espace de l’entre-deux, motivée par le désir de transformer une lecture en quelque chose de plus. «C’est une écriture en lisant la sienne, en poutres transversales, en ciment flatté, en plombage électrique, c’est mêlant, c’est mordu avec soin, rou rou rou.» Ainsi, ne pourra-t-on jamais lire Blanche Reboot sans chercher la main de Blanche Lamontagne-Beauregard? Le livre brouille délibérément les pistes qui pourraient mener à l’origine des phrases. Ne reste que la parole et son circuit.

Entre Blanche et Émilie et Solange et Rose et Sarah et

Les mots qui forment les phrases et les vers de Blanche Reboot constituent leur propre condition d’apparition, c’est-à-dire qu’ils n’appartiennent à personne: ils sont mouvants et désubjectivisés. Le regard porté sur le texte de Maude Pilon peut donc venir de partout, car le point de vue de l’écriture n’est jamais fixe. D’ailleurs, l’éditeur a justement choisi le passage suivant pour la quatrième de couverture: «je n’ai rien trouvé de plus large que ma forme / collective». En ce sens, le «je» n’est pas une entité à qui nous pouvons faire confiance, puisqu’il se présente à nous comme remarquablement pluriel, transfiguré, et qu’il renvoie à la fois à tout et à rien.

L’usage récurrent de noms propres caractérise cette collectivité, ce «nouveau je sinistre», cette filiation sororale qui n’est possible que dans l’écriture. Conventionnellement, il n’existe rien de plus précis, singulier et autoritaire qu’un nom propre. Or, Pilon, dans Blanche Reboot, le manipule si bien qu’il se retrouve vidé de sa connotation usuelle et qu’il incarne tantôt un signe de ponctuation, tantôt un adjectif, tantôt un creux dans la phrase, participant du même coup à l’élaboration d’une syntaxe complexe et intrigante.

Solange me cite voici les verbes sont comme tronçonnés Solange me cite voici les noms sont comme tronçonnés Solange me cite voici les pronoms sont comme tronçonnés

Achever de dire

De Quelque chose continue d’être planté là (Le Lézard amoureux, 2017) à L’air proche (Les Herbes rouges, 2019) et Blanche Reboot, la poétique de Pilon perpétue un même travail formel, intrigant dans la manière dont il approche la langue. En ce sens, le cas de Blanche Reboot est d’autant plus intéressant, dans la mesure où il s’agit d’une écriture de la lecture, donc de la fusion de deux actes: «Je la lis à partir de mon sol, mon passé, mon milieu, mon vent.» Les poèmes mettent en relief une langue d’avant la parole qui, syntaxiquement, se colle à l’informe des pensées, à leur éclatement, à leur puérilité. Toujours insuffisante pour dire complètement, la parole de l’autrice n’achève jamais de rendre compte du réel, à la manière d’un enfant sans référent pour signifier sa lucidité.

si la structure de ce lien rend totale la justesse de ta lecture je mesure une surprise juste là dans une sorte de solitude de fièvre de lèvre de caresse de poignée de clavier je supprime sans faire attention pour que ça finisse égal il y a une seule faiblesse dans cette explication
 

j’ai du retard sur cette phrase

Cette phrase traverse le recueil de façon quasi obsessionnelle. La recherche de la poète se traduit par une structure qui rappelle la fameuse théorie de l’arbitraire du signe. Les mots de Blanche Reboot acquièrent leur sens grâce à ceux qu’ils ne sont pas ou à ceux qui les accompagnent: «puissent-ils sans sabots puisque Jennifer dessous tant d’espace sensible cogné si peu de travers l’autre bord du verre de jus». Le caractère métadiscursif du recueil donne à lire une création tournée vers autre chose, en constante comparaison, en constante admiration, en constante indétermination.

En marge du texte

La particularité formelle la plus saillante de l’œuvre réside dans la participation du paratexte au régime poétique. Tout comme dans Quelque chose continue d’être planté là, la note de bas de page est symboliquement investie dans Blanche Reboot, de sorte qu’elle poursuit le texte dans un autre espace, à la manière d’une poupée gigogne ou d’un aparté perpétuel. Les renvois sont incessants; le commentaire transforme le poème en donnant l’impression d’un énième regard sur ce qui a déjà été écrit, voire d’un travail d’édition jamais suffisant. Blanche Reboot montre donc avec force et beauté qu’une lecture ne vient jamais seule, et qu’une écriture est impossible sans les spectres de celles et ceux qui ont guidé notre langue.

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Maude Pilon
Montréal, Omri
2022, 144 p., 25.00 $