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Relire l'histoire littéraire

Relire l'histoire littéraire

La maison d’édition Moult fait œuvre de réparation en rendant à nouveau disponible L’âne de Carpizan, un conte délicieusement obscène et irrévérencieux qui a injustement été écarté de l’histoire littéraire officielle.

Roman

La maison d’édition Moult fait œuvre de réparation en rendant à nouveau disponible L’âne de Carpizan, un conte délicieusement obscène et irrévérencieux qui a injustement été écarté de l’histoire littéraire officielle.

Publié en 1957 aux Éditions du Cadenas — dont le nom fait référence à la célèbre loi duplessiste — par Raymond Goulet, acteur notamment du milieu de la danse, l’ouvrage a été réédité dans la collection « Inauditus » de Moult éditions.

Gender trouble en demeure catholique

Voltairien par son ironie et les nombreux rebondissements narratifs, ubuesque en raison du caractère absurde et loufoque de son intrigue, L’âne de Carpizan relate les aventures rocambolesques de Mgr Célestin Purée, évêque de Carpizan, ville imaginaire où il aspire aux plus hauts honneurs épiscopaux. En proie à « un déchaînement intérieur terrible » et à « un complexe assez bizarre pour un évêque », il inquiète toute la chrétienté par sa conduite et ses propos, jugés inappropriés et indignes d’un homme d’Église : il fait remplacer l’eau bénite par de l’eau de Cologne, affiche un net goût pour le luxe et les tenues extravagantes, accomplit des tâches domestiques traditionnellement réservées aux femmes, profère des obscénités à tout vent, organise des parties fines au lieu de célébrer les vêpres… Mgr Purée a beau « [s]e retrancher derrière un écran de communions fréquentes, de neuvaines et de bonnes œuvres », il est incapable de garder sa vertu intacte. Désormais considéré par ses pairs comme un suppôt de Satan, il entretient « pour les personnes de [s]on sexe une sorte de goût […] coupable » dont il ne peut se défaire et qui devient bientôt le moteur même de son existence : « Je cueille, je déflore, je fais des ravages et je les voudrais tous : les clercs, les enfants de chœur, les pères de famille, les gendarmes, l’armée, la marine et autres armes que je ne connais pas. »

Inquiet, le diocèse de Carpizan exhorte Célestin, qui attend aussi un enfant (!), à consulter le Dr Pascal Complexe, « [s]pécialiste des aberrations mentales de toutes natures », dont le jugement est sans appel : non seulement Mgr Purée est-il une abomination, une erreur de la nature ; il « devrait être une femme. Son excellence est en voie de changer de sexe ». Audacieux, avant-gardiste, résolument moderne, le texte de Raymond Goulet propose un regard neuf et perspicace sur les questions de sexe et de genre, et ce, bien avant Judith Butler et son essai Trouble dans le genre. Qui plus est, il met en scène ce qui semble le premier personnage transsexuel de la littérature québécoise. Ne serait-ce que pour cette raison, le travail de Moult éditions mérite d’être salué.

Moult péripéties

Après avoir été opéré par le Dr Fatimoff, qui ajoute le sexe de l’homme d’Église « à sa collection imposante et de renommée internationale », Célestin devient Célestine et vit « la plus grande aventure de sa vie » : celle d’être une femme. Chassée de l’évêché et de Carpizan en raison de son insubordination, elle échoue à la Maison-des-Filles-Sages, un refuge pour jeunes filles enceintes qu’elle transforme en lupanar. Délaissant définitivement le milieu religieux, elle a désormais « l’aventure dans la peau, du ressentiment dans le cœur et de la résolution à lui crever la cervelle ». Elle multiplie alors les métiers (cantinière à l’armée — où elle offre aussi ses charmes —, actrice, voyageuse hors pair) et les relations éphémères avec des hommes, qu’elle cocufie et ruine allègrement. Elle rédige ses mémoires, Du temps que j’étais homme, vendus à 3 694 702 exemplaires et traduits en quarante-trois langues, et visite plusieurs contrées aux particularités surprenantes, dont la Cacadie, « une nation pourrie dans l’œuf, tuée par l’incompétence et la mauvaise foi d’autorités nulles et méprisables ». Une telle description n’est pas sans rappeler le Québec de la Grande Noirceur. En fait, rien n’est épargné dans ce conte décapant, grinçant et féroce: l’institution religieuse, l’ignorance de la population, la sacro-sainte masculinité, l’ordre hétérosexuel…

Ne change pas de sexe qui veut

Enfermée dans les caves du Vatican, Célestine est condamnée à une mort prochaine, mais devant la force de l’opinion publique, largement favorable au sort de cette victime des temps modernes, l’Église revient sur sa décision et autorise celle qui a autrefois été un évêque à « redevenir un homme pour recevoir le chapeau de cardinal ». Toutefois, le Dr Fatimoff, à nouveau sollicité, sabote l’opération et greffe à Célestine un sexe d’âne — d’où sa métamorphose animale à la toute fin du récit et le titre du livre.

Complétée par une postface de l’éditeur de Moult, Jasmin Miville-Allard, dans laquelle il dresse un portrait de la vie et de la carrière de Raymond Goulet tout en détaillant le processus de publication de l’œuvre, de même que par des « Prolégomènes psychocritiques à une transsubversion culturelle » d’Alexis du Tertre, cette réédition est la preuve que la littérature québécoise regorge de trésors corrosifs qu’il faut (re)découvrir. ♦

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Raymond Goulet
Montréal, Moult
Inauditus
2019, 230 p., 20.00 $