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Réécrire le codex

Réécrire le codex

Si le discours ambiant tolère la remise en ordre d’un monde plus égalitaire pour tous·tes, les scripts patriarcaux n’en poursuivent pas moins leur travail de sape de notre imaginaire. Pleins feux sur un décryptage littéraire qui s’impose.

Thématique·s
Essai

Si le discours ambiant tolère la remise en ordre d’un monde plus égalitaire pour tous·tes, les scripts patriarcaux n’en poursuivent pas moins leur travail de sape de notre imaginaire. Pleins feux sur un décryptage littéraire qui s’impose.

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La littérature féministe a produit, depuis les années 1970, nombre d’ouvrages qui ont contribué à libérer socialement la femme: La politique du mâle (Kate Millett), Le viol (Susan Brownmiller), Le deuxième sexe (Simone de Beauvoir), Le rapport Hite (Shere Hite), pour ne nommer que ceux-là. De tels écrits ont certes brisé des carcans, mais la partie est loin d’être gagnée, à en juger par l’émergence de l’hypersexualisation des jeunes filles et la récente flambée de féminicides. De nouvelles formes d’oppression sont aussi apparues avec l’étiolement de la morale catholique, qui encadrait la sexualité. L’avènement de la pilule et le droit à l’avortement (toujours menacé, faut-il le rappeler) ont depuis autorisé les femmes à baiser pour baiser, c’est-à-dire pour le plaisir. Je l’ai fait moi-même à répétition avant de me rendre à l’évidence que je m’étais peut-être «donnée» somme toute pour pas cher. Constat affligeant et culpabilisant qui montre bien la pérennité du sacro-saint modèle sexuel faisant de moi, comme femme, l’éternel objet du désir. Une condamnation à laquelle s’attaque de façon magistrale l’essai Désirs féminins sous contrainte, de Catherine Dussault Frenette, lequel déconstruit les schémas de la sexualité à l’œuvre dans quatorze romans d’écrivaines contemporaines mettant en scène les premières expériences sexuelles de personnages féminins adolescents.

La faute à la littérature

Sous couvert de romantisme, les scripts sexuels traditionnels, qui célèbrent la puissance masculine et la passivité féminine, exhortent les jeunes filles à taire leurs réticences à l’égard des désirs qui ne sont pas les leurs autant qu’à garder le silence sur leurs propres désirs.

Les codes narratifs exposés dans la littérature canonique, majoritairement masculine, présentent une vision androcentrique du désir, qui condamne les filles à la figuration. Ces dernières figurent avant tout le désir, au mépris d’une subjectivité désirante qui semble leur faire défaut. L’intérêt du corpus établi tient à ce que ces écrits de femmes n’échappent pas pour autant à la trappe des stéréotypes, illustrant en cela la rémanence des codes sociaux qui fondent notre rapport au réel et, conséquemment, à la fiction. Le pouvoir symbolique de la littérature est démontré avec justesse et précision dans l’ouvrage de Dussault Frenette, notamment dans la deuxième section, consacrée aux scénarios culturels de la domination; après laquelle sont examinées, en troisième partie, les différentes actualisations de ce dispositif. L’idéologie patriarcale hétérosexiste est décodée de manière convaincante à la faveur d’une analyse fine des discours narratif et énonciatif, des figurations et des métaphores, lesquels ne laissent planer aucun doute quant à l’objectivation sexuelle des jeunes filles représentées. Certains passages tirés des romans font littéralement mal lorsqu’on les lit. En tant que soixantenaire issue de la génération des femmes qui ont lutté pour l’égalité des sexes, j’ai éprouvé autant de déplaisir à constater le chemin qui reste à parcourir pour libérer notre imaginaire sexuel de la contrainte du littéraire, que de satisfaction devant la pertinence d’une solide posture féministe, de surcroît très bien étayée, qui redonne son plein pouvoir à la littérature.

Fantasmer la résistance

À cet égard, le dernier chapitre, «Les moments d’échappée et de résistance», est de loin le plus inspirant: il complète le parcours de belle façon et offre quelques raisons d’espérer, car il dévoile la face désirante des personnages féminins du corpus. On comprend alors qu’en dépit des situations déshumanisantes dans lesquelles elles sont souvent placées, les protagonistes imaginées par les écrivaines ont accès à un potentiel agentif qui finit par opérer au-delà des scénarios normatifs. Le désir féminin, par exemple, exprime une sauvagerie qui n’a rien à voir avec celle observée dans une certaine littérature érotique – sauvagerie qui «se veut plutôt une réponse, voire un affront dirigé vers l’injonction à la pureté qui pèse sur les jeunes filles». Les désirs lesbiens, la resignification des actes sexuels subis, l’inversion des rôles traditionnels, le symbolisme positif de la génitalité féminine, la réciprocité de relations à première vue dérangeantes, les références jubilatoires à la masturbation: autant d’observations qui illustrent le mouvement de résistance déjà à l’œuvre dans les écrits des femmes du corpus, des romans publiés au cours des vingt-cinq dernières années, et dont les intrigues se déroulent dans un contexte nord-américain ou ouest-européen.

Le travail de défrichage effectué par Catherine Dussault Frenette pour (re)donner au désir féminin son potentiel de libération face au patriarcat, qui sévit toujours, mérite certainement une très large diffusion, et ce, au-delà des campus et des départements de littérature.

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Catherine Dussault Frenette
Montréal, Nota bene
2022, 342 p., 29.95 $