Aller au contenu principal

Raconter l'attente

Le chemin de croix magnifiquement impudique d’une femme vers la maternité.

Thématique·s
Roman

Le chemin de croix magnifiquement impudique d’une femme vers la maternité.

Thématique·s

Un matin de semaine d’hiver un peu chaotique — des enfants qui ne veulent pas se lever, une crise de bacon pour ne pas mettre l’habit de neige, le petit désordre ordinaire —, je m’installe dans une pataterie pour boire deux cafés et manger des œufs et des toasts ; pour trouver un peu de silence. Parce que c’est ce que j’avais sous la main, j’entame la lecture d’Épiphanie, le récit d’infertilité et d’adoption de Myriam Beaudoin. Le court livre — si loin de moi et pourtant tout autour — arrivait à point nommé, tel un témoignage solennel de la chance immense que l’on a de prendre soin, quotidiennement, de nos enfants.

Le parcours de combattant ne faisait que débuter.
Il ressemblerait à un jeu Serpent et échelles où il n’y aurait
pendant plus de dix ans
Que des serpents.

 

Plus de dix ans à essayer de fonder une famille. Plus de dix ans à essayer de se consacrer à autre chose qu’à soi, qu’à son couple, qu’à une carrière. C’est l’histoire à la fois commune et extraordinaire qui a fait naître ce récit, qu’on lit d’un souffle. Il fallait un étrange mélange d’impudeur et de dignité pour livrer ce témoignage d’une troublante beauté, qui explore les désirs les plus intimes de la narratrice comme ses limites les plus viscérales : « J’ai pensé quitter N. et adopter seule Luna Grâce. Je n’ai pas eu ce courage. Ou alors j’ai cru que, seule, je ne pourrais pas mener à bien ce projet, qu’il faudrait alors tout recommencer depuis le début. Et je n’avais plus la force. Ni le temps. »

Mettre en lumière la fragilité

Je me souviens d’avoir été éblouie par le deuxième livre de Myriam Beaudoin, Hadassa, paru en 2006 chez Leméac. C’était une incursion douce et rieuse dans une classe de français de jeunes filles de la communauté juive hassidique montréalaise ; une histoire d’amour magnifique et impossible entre une nouvelle épouse issue de cette communauté et un immigré polonais.

Dans Épiphanie, on découvre la même capacité à mettre en lumière la fragilité, l’empathie.

Divisé en six sections, le livre débute par une incursion aussi triste que farfelue dans l’univers des médecines alternatives pour régler les problèmes de fertilité d’une vingtenaire qui rêve de fonder une famille avec son amoureux. Tout est décrit dans les moindres détails, les instructions de l’acuponctrice, de l’ostéopathe et de tous ces gens qui affirment pouvoir l’aider. La précision fait ressortir l’absurdité de maintes demandes : les recommandations de l’une sont souvent en contradiction avec celles de l’autre.

S’ensuivent les aléas de la clinique d’infertilité, des myriades de tests puis d’injections, et les tentatives de fécondation in vitro, toujours décrites avec précision, froideur :

Couple rencontré. Nouvelle tentative d’IUI avec gonades. Obligation de refaire tous les bilans préconceptionnels. Sous-sol Saint-Joseph, la thérapeute en biologie totale, tout habillée de lainages, jauge mes souvenirs d’une plage de Bujumbura.

Lorsque l’idée d’adopter par la banque mixte de la Direction de la protection de la jeunesse s’impose comme solution pour la future maman, le récit s’allège de détails techniques, l’écriture explore la psyché de la narratrice plutôt que son corps qui ne veut pas lui donner d’enfant.

En soi, la dévotion des gens qui décident d’accueillir chez eux des enfants dont les premières semaines ou les premiers mois dans la vie ont été faits d’embûches et de manques, qui acceptent le risque que ces enfants qu’ils aimeront comme les leurs pourront rester avec eux pour toujours ou être renvoyés à leur famille biologique, tout cela a quelque chose de complètement bouleversant.

Et parce que le récit prend cette avenue-là, il parvient à trouver un équilibre entre le désir d’enfant comme besoin personnel, et avouons-le, partiellement égoïste, et l’amour inconditionnel comme don total de soi. En racontant ce cheminement long et ardu, Épiphanie embrasse de manière sensible l’étrange complexité du désir de maternité de la narratrice. D’ailleurs, l’amoureux et les proches y sont très peu présents, on sait qu’ils sont là, mais on est si immergé dans les pensées de la protagoniste principale qu’ils ne font office que de figurants, d’ombres mouvantes.

Pour bien rendre compte de ce parcours difficile, le récit alterne entre une narration au « je » et de brefs segments en vers, adressés à l’enfant tant attendu. Enfant qui tient son nom du jour où ses parents ont appris l’heureuse nouvelle de son arrivée parmi eux, Épiphanie, à qui l’auteure dédie d’ailleurs ce récit bouleversant :

Ce roman est pour toi, Antonina Épiphanie
Pour te raconter combien je t’ai rêvée
Et pour que tu me pardonnes
     de ne pas avoir su t’enfanter
     de ne pas avoir été à la hauteur
     de te mettre au monde
 ♦

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Myriam Beaudoin
Montréal, Leméac
2019, 112 p., 14.95 $