Aller au contenu principal

Qui veut la lumière

Thématique·s
Poésie
Thématique·s

Ouanessa

l’unique façon de reconnaître la réalité et de la recevoir, d’être réalité, c’est de la créer, en se créant et recréant avec elle

– Roberto Juarroz

Dans son ventre il y a un monarque. Ce n’est pas une expression, elle a réellement avalé un papillon sur la route. Elle hésite à ouvrir la bouche, de crainte que l’insecte ne s’envole avec son âme. Autour d’elle des mines basses, dans la salle d’attente d’une clinique de troubles de l’humeur.

Elle ne sent plus ses mains, doivent appartenir à quelqu’un d’autre. Ni l’émotion qui la creuse, doit appartenir à quelqu’un d’autre. Ils appellent ça vide chronique. Ne savent pas ce que signifie lancer son cerveau par la fenêtre, arracher sa peau des muscles. Le papillon virevolte dans son esprit. Elle distingue son nom dans le haut-parleur. Se lève telle une automate. Elle joue son visage à la perfection.

La médecin se présente, articule un nom bizarre, rude, un rasoir. La patiente suit la psychiatre jusqu’à son bureau. Imagine une oreille fixée à la serrure.

Elle s’assoit dans sa honte. Sent la sueur se faufiler parmi les barreaux des bras. Elle devient cette piscine hors terre de son enfance. Elle répond aux questions d’usage, celles que tous les psychiatres posent. Cela ressemble à un interrogatoire de police, en plus courtois. Lorsqu’elle lui demande comment elle se sent, la psychiatre sait déjà que la patiente ne parvient pas à nommer sa mort.

Lorsque la patiente aborde l’automutilation, la psychiatre lui répond: Ça soulage, n’est-ce pas? Elle est surprise qu’une psychiatre sache le secret des limites, comme si toutes deux étaient des cicatrices dans la question. Déboussolée la patiente parle de sa mère, un bonbon de psy, en pigeant une phrase dans un bol d’os. Sa mère qui la menaçait de mort, ou de se tuer elle-même: il s’agissait du même geste.

Les images surgissent, des cafards. Elle revoit les gifles, tendues comme des culottes sur une corde. La carabine, ce sexe entre les doigts de sa mère. Y a-t-il une morale dans cette naissance de la haine, étincelante comme une arme?

La patiente a l’impression que la psychiatre l’épingle du regard pour sa collection d’insectes. Avouez que vous pensez que je ne suis pas normale. La médecin réplique d’une voix trop douce, qu’on voudrait assassiner: Pensez-vous que je croie à la normalité? en replaçant ses lunettes sur sa peau trop foncée. Toutes deux éclatent d’un rire de vaisselle cassée.

La porte de la douleur, à côté de celle de la bonté, claque. La patiente a faim, demande si elle peut manger. Vous êtes libre. Elle sort un sac de chips. Les croustilles font un bruit de pas sur des feuilles mortes. La psychiatre reste silencieuse, comme à la chasse.

Pour alléger l’atmosphère la patiente sort son cellulaire et montre à la docteure un logiciel où défilent les morts et les vivants en deux colonnes, des fourmis. Les chiffres montent, descendent. Regarde c’est super, on voit le nombre de morts et de vivants en temps réel.

Tu comprends que la patiente te demande de l’aider à trouver son numéro dans la colonne des morts, en partageant avec toi son décès en direct, celui qui a eu lieu [et] qui n’a pas de lieu1, sinon ce logiciel trop triste pour être vrai. Tu écoutes une douleur que tu connais, récit répété depuis les siècles des siècles. Il n’y a plus d’enfant dans la bonté. Cette femme craquelle. Cathédrale abandonnée. Autobiographie des limites.

Tu veux croire à ce poème jamais composé. Cesser de classer les êtres dans les boîtes à insectes que tu détestes. Or tu rédiges tes rapports comme si tu n’étais pas poète, qu’une technicienne de plus au service de la douleur.

Tu trouves que la patiente est belle. Ne le lui dis pas. Tu écoutes les croustilles s’écraser sous sa langue comme des calmars frits. Voilà une personne vraie, qui ose manger des chips dans ton bureau. Tu te rappelles les paroles de ta mentore: Il faut trouver quelque chose à aimer chez la patiente pour pouvoir l’aider. Tu aimes la fraîcheur de la patiente, ce soleil très net, cette clarté de carton-pâte.

La patiente éteint son cellulaire. Parle de son père, qu’elle n’a pas connu. Tu écoutes, il n’y a rien d’autre à dire.

Les monarques tombent, douilles orangées du fusil de Dieu. Des fœtus mystérieux. Tu exerces ton métier parmi des bébés morts, en expliquant à la patiente les critères de la personnalité limite et les qualités associées, comme si tu lui donnais un cours sur sa personne. Ses yeux débordent de leurs orbites, comme ceux des chats sphinx. On dirait deux méduses dans un visage. La patiente dit d’une voix étonnée et blessée: On dirait que vous me connaissez depuis quatre siècles. Seulement trois, répliques-tu, pour ajouter un peu de sirop sur la tristesse. Or tu n’es pas dupe, tu ne connais pas cette patiente plus que Dieu ou que toi-même. Tu as seulement une excellente mémoire de la mort. Toi aussi tu connais les délires blancs, ces tempêtes dans les bocaux de neurones lorsque Dieu brasse les billes des émotions.

La patiente et toi avez les prunelles rivées sur les monarques qui volent dans vos paroles. Vous vous souriez, c’est ce que vous partagez, cet amour rangé comme du sang dans une main. Tu la réfères à un programme spécialisé en personnalité. Tu lui serres la main. Tu ne la reverras jamais. Gardes comme souvenir son histoire, une vague dans la mer.

Tu files chez ta psychanalyste, que tu fréquentes depuis dix ans sans la connaître. Elle arbore des bracelets trop grands. Comme ta mère. Une sacoche trop pleine. Comme ta mère. Un trousseau avec trop de clés, comme si elle collectionnait des scorpions de métal. Comme ta mère. Elle a toujours une bouteille d’eau. Écouter serait un marathon, sous un soleil qui ignore son langage?

Ton analyste parle peu. Lorsqu’elle ouvre la bouche les verbes s’envolent, coccinelles quittant la neige. Tu ne la connais pas mais tu sais qu’elle affectionne: les chats, la France, les robes fleuries avec inconscient imprimé en rose fuchsia, Lacan, Clarice Lispector. Ton analyste répond à tes mots par d’autres silences. Ensemble vous avez écrit plusieurs poèmes, qui est aimer lorsque tu fermes les yeux et qu’elle te les ouvre.

Ton analyste t’ausculte comme si tu étais humaine. Parfois tu essaies de l’éblouir avec un miroir, ou en jouant la carte de la mère. Le plus souvent tu éclates et elle te ramasse en morceaux dans son écoute. Son métier ressemble au tien, pilules en moins, et elle te redonne toujours ce que tu ne lui apportes pas.

Aujourd’hui tu lui parles de ton père que tu ne connais pas, en pigeant un mot dans ton crâne. Algérie, qu’est-ce que ça veut dire pour vous? Je ne sais pas, c’est un poème. Tu lui racontes les cancers que tu t’imagines, convaincue d’entrer dans le dernier train du temps. Et tu poursuis le même récit, en des voix différentes. Tu veux terminer l’histoire, dans cette chaise trop basse où tu apprends à aimer.

Avec elle tu te sens vulnérable, un lombric au soleil. Tu n’oses révéler à personne que tu restes cette patiente qui échoue à placarder sa peau. Es-tu devenue cette foi qui chante avec précaution, comme si une voix pouvait casser la vie?

Tu espères que ton analyste est immortelle en lui racontant la fin: un enfant dans tes bras. Puis tu retournes en courant à ta clinique, dans ton fauteuil usé de médecin. Tu enfiles ton déguisement, qui n’est pas le courage. Bonjour, qu’est-ce que je peux faire pour vous? Et tu épingles, un à un, les monarques dans ton cœur.

Car le cœur est réel, et tout l’est, sauf les papillons, qui servent d’image, et la patiente, qui est une partie de moi, une partie de nous, celle qui veut la lumière.
 


Née en 1984, Ouanessa Younsi est poète, autrice et médecin psychiatre. Elle a publié, chez Mémoire d’encrier, Prendre langue (2011), Emprunter aux oiseaux (2014), Métissée (2018) et Nous ne sommes pas des fées (2022), avec Louise Dupré. Elle a codirigé le livre collectif Femmes rapaillées. Son ouvrage Soigner, aimer (Mémoire d’encrier, 2016) retrace son parcours de soignante.

 


Alain Lefort est photographe et portraitiste. Il collabore régulièrement à LQ. On peut découvrir son œuvre sur [alainlefort.com].

  • 1. J.-B.Pontalis, «Trouver, accueillir, reconnaître l’absent», préface à Jeu et réalité, de D. W. Winnicott, Gallimard, coll. «Folio essais», 2002.
Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF