Aller au contenu principal

Qu’est-ce qui fait courir les foules?

Tout palmarès des ventes qui se respecte contient nombre de romans historiques. Tour d’horizon des hypothèses quant à la réussite économique du genre.

Dossier

Tout palmarès des ventes qui se respecte contient nombre de romans historiques. Tour d’horizon des hypothèses quant à la réussite économique du genre.

On attribue généralement l’apparition du roman historique à l’auteur écossais Walter Scott (1771-1832), dont les œuvres connurent une grande popularité. Pendant ce temps, au Québec, avec la publication en 1837 de L’influence d’un livre, de Philippe Aubert de Gaspé fils (qui serait le premier «roman» québécois, mais qui n’est pas un roman historique), le genre romanesque subit les foudres de la censure. On lui préfère de loin, du moins le clergé, les faits qui viennent s’opposer aux dérives de l’imagination. Le roman historique apparaît donc comme un moindre mal puisqu’il contient à tout le moins quelques notions de vérité. Philippe Aubert de Gaspé père nous donnera en 1863 l’un des premiers romans historiques de la littérature québécoise, Les Anciens Canadiens, qui par ailleurs obtient beaucoup de succès.

D’autres auteurs ont suivi: Napoléon Bourassa, Joseph Marmette, Laure Conan, Lionel Groulx, Léo-Paul Desrosiers. L’engouement pour le roman historique semble connaître une pause à partir des années 1950, qui laissent place à l’arrivée du récit biographique et à l’accroissement de la littérature jeunesse. Mais la fiction historique aura sa revanche dans les années 1980 avec entre autres les séries «Les fils de la liberté» (1981) de Louis Caron et «Les filles de Caleb» (1985) d’Arlette Cousture. Depuis, l’attachement des Québécois·e·s envers le genre n’a pas discontinué.

Ça se bouscule au portillon

Ce n’est pas la première fois que l’on cherche à débusquer les raisons de la popularité du roman historique. Mais le phénomène est si grand que l’on continue à vouloir en démystifier les attraits. Pour Marie-Claire Saint-Jean, directrice littéraire chez Guy Saint-Jean Éditeur, le roman historique répond au besoin de savoir d’où l’on vient. «Il permet de prendre conscience de l’évolution de notre société, ou d’apprendre, par le biais de personnages fascinants, des pans importants de notre histoire. […] En suivant la vie de personnes ayant vécu à une autre époque, on peut prendre la pleine mesure du chemin parcouru d’une manière plus divertissante que par des manuels d’histoire.» Ainsi, la lecture de livres d’histoires étant parfois plus aride, les lecteurs et lectrices lui préféreraient la voix de personnages comme messagers. L’envie qu’aurait l’être humain de se faire raconter des histoires va de pair avec son besoin fondamental de mettre en ordre, grâce au récit, un monde fragmenté, de donner un sens au vide originel.

La langue, «cette maîtrise du monde que nous avons à disposition1», nous permet de répondre à l’énigme initiale en même temps qu’elle peut organiser une compréhension à partir du chaos. «Le roman historique remplit la même fonction chez le lecteur adulte que le conte chez l’enfant», estime André Gagnon, directeur littéraire à Hurtubise. Le Il était une fois… perdurerait donc bien après l’âge tendre.

Qu’il s’agisse du goût de la connaissance, du désir d’identification ou d’affranchissement, du souhait de se remémorer une époque pas si lointaine ou du simple plaisir du divertissement, la veine historique en littérature de fiction n’est de toute façon pas si éloignée du documentaire proprement dit, selon Laurent Turcot, historien, professeur et lui-même auteur de deux romans historiques. «Il y a plein de moments dans l’histoire où on ne sait pas ce qui s’est passé, tout ce qui nous reste ce sont des hypothèses. Les zones d’ombre, le romancier peut les combler.» Imaginer l’Histoire, c’est aussi un peu inventer la sienne. En visitant le passé, le lecteur peut mieux se figurer la ligne du temps et se voir dans une continuité qui s’oppose au concept de finalité: nous existons parce que d’autres ont existé et de la même manière d’autres choses surviendront parce que nous aurons influencé leur venue. Nous échappons alors à l’éphémère pour nous inscrire dans un prolongement et dans une durée.

J’aurais voulu être un héros

Toujours selon Laurent Turcot, le lecteur de romans historiques québécois aimerait aussi être dépaysé, mais chercherait néanmoins des éléments auxquels se rattacher. D’accord pour partir en voyage, mais pas trop loin. «Ce double sentiment de rapprochement et d’éloignement est assez intéressant», dit-il. Le lecteur voudrait s’évader de son train-train sans toutefois perdre ses repères.

Comme notre histoire nationale est jeune, les lecteurs peuvent facilement attribuer les destins qui se trament dans les romans qu’ils lisent à un de leurs ancêtres. En effet, de l’avis de Chantal Fontaine, libraire à la Librairie Moderne de Saint-Jean-sur Richelieu, les personnages des romans historiques québécois ont souvent eu, étant donné le statut minoritaire des francophones et la mainmise du clergé jusque dans les affaires d’État, à prouver leur force de caractère. «Et de découvrir des personnages, bien que fictifs, qui ont dû soit se battre pour leurs idées ou pour un mode de vie différent que celui dicté par l’époque, conforte les lecteurs dans leur propre vision de l’histoire et comble l’envie irrépressible de s’identifier à un héros ou une héroïne qui se tient debout face à l’adversité», déclare Fontaine.

Courrir les foules

Pour parfaire la sauce, intrigue et romance sont des ingrédients importants, sinon essentiels. «J’ai vite compris que ce sont les émotions vécues par les personnages qui sont de la toute première importance, le reste n’est qu’accessoire», exprime Louise Tremblay-D’Essiambre, autrice d’une cinquantaine de romans vendus à ce jour à plus de deux millions d’exemplaires. Se pourrait-il que, puisque les mœurs du Québec d’autrefois étaient truffées d’interdits, les sentiments n’en soient que plus exacerbés, dans les romans historiques notamment? Ce trait aurait du moins l’heur de plaire aux lectrices, puisqu’elles semblent plus nombreuses que les hommes, sans que ces derniers soient complètement absents, à lire des romans historiques québécois, selon notre libraire interrogée. Ces lectrices, qui auraient majoritairement plus de la cinquantaine, seraient d’une grande fidélité envers le genre, n’allant guère vers d’autres littératures et si c’est le cas, revenant vite fait à leurs habitudes. «Elles ne plongent que rarement dans la littérature étrangère, même historique. D’ailleurs, c’est aussi vrai pour les adeptes de romans hors Québec; ils ont tendance à ne pas lire les romans historiques québécois», constate Fontaine. Louise Tremblay-D’Essiambre ajoute à propos des raisons qui motivent les inconditionnels d’ouvrages historiques québécois: «Si les lecteurs me ressemblent, ils ont peut-être une certaine nostalgie de ces époques où l’on prenait encore le temps de vivre. Les amis se comptaient peut-être à l’unité, et non à la douzaine comme aujourd’hui, mais on pouvait leur faire confiance. On prenait le temps de vivre sa vie et non de la courir.»

Des chiffres et des lettres

On le sait, vivre de sa plume au Québec est très difficile. Les auteurs de romans historiques pourraient donc représenter pour une bonne part l’exception puisque les lectrices et lecteurs du genre sont nombreux et fidèles. «Oui, j’ai ce privilège immense de vivre de ma plume, confirme Tremblay-D’Essiambre. Mais […] pour arriver à faire de l’écriture un métier qui comble mes besoins, je travaille sept jours par semaine, et je m’oblige à écrire 1 000 mots par jour, que je lirai, corrigerai, et relirai jusqu’à ce que je sois satisfaite des images qu’ils suggèrent.» À raison de quatre à cinq heures quotidiennes, l’autrice se met à la tâche.

De son côté, Marie-Claire Saint-Jean, l’éditrice de Tremblay-D’Essiambre, explique que le genre représente pour une bonne part des profits de sa maison d’édition. «Comme nous publions également des guides pratiques, les romans historiques représentent environ 25% des ventes totales, soit près de 50% de notre secteur littérature/fiction.» Même son de cloche chez Hurtubise. «Autrefois, du temps où nous publiions encore les dernières œuvres écrites par Michel avant sa mort prématurée, le roman historique pouvait représenter jusqu’à 40% du chiffre d’affaires de la maison», se rappelle André Gagnon. Maintenant que la diversité de l’offre est plus grande, il peut aller chercher jusqu’à 20% du chiffre d’affaires.

Et Gagnon, confiant, ne doute pas du tout de l’avenir: «On ne parle pas ici d’une certaine tendance, mais d’un engouement qui ne s’est jamais démenti depuis deux siècles…» Si le roman historique a eu des périodes moins prolifiques, il a effectivement su rebondir. On l’a dit, le besoin qu’a l’être humain de regarder dans le rétroviseur pour lorgner du côté de ceux et celles qui l’ont précédé vient probablement l’aider à situer sa propre existence dans un monde où les repères sont de plus en plus absents. Mais peu importe les raisons, l’attrait est bel et bien là. D’ailleurs, Laurent Turcot voit comme fausse l’affirmation qui veut que les gens n’aiment pas l’histoire. «On n’est pas obligé de lire des livres d’histoire pour s’y intéresser, l’histoire appartient à tout le monde et toute forme de préhension de l’histoire qui donne un horizon d’attente et qui fait aimer l’histoire est louable, et en cela le roman historique comble un besoin, et qui sommes-nous pour le critiquer?»

 


Isabelle Beaulieu est détentrice d’un baccalauréat en études françaises de l’Université de Montréal. Elle travaille depuis quelques années comme rédactrice à la revue Les libraires et écrit pour Lettres québécoises depuis 2013.

  • 1. Pierre-Jean Dessertine, «Pourquoi raconter des histoires?», L’encyclopédie de l’Agora, [agora.qc.ca].
Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF