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Que sont les écrivaines devenues?

Que sont les écrivaines devenues?
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«Les femmes vont-elles finir par éclipser les hommes de la littérature québécoise?» Cette question ouvrait la présentation du fondateur et premier directeur de Lettres québécoises, Adrien Thério, dans le numéro de mars 1983. L’édition printanière consacrait sa couverture à Marie-Claire Blais – lauréate du prix David (renommé depuis Athanase-David) en 1982. Remis par le gouvernement du Québec, il souligne l’ensemble de l’œuvre d’un auteur. Et Marie-Claire Blais le remportait… il y a trente-cinq ans.

Thério se réjouit sincèrement pour les écrivaines, nombreuses, à récolter des distinctions littéraires cette année-là. On pense à Anne Hébert, dont le magnifique roman Les fous de Bassan lui permet de décrocher le Femina. Mais à y regarder de plus près, 1982 est davantage l’exception que la règle. Des cinquante Athanase-David remis depuis 1968, seulement treize femmes (26%) l’ont reçu, la dernière étant France Théôret en 2012. Le Goncourt a été remporté par six femmes depuis 1979, année où Antonine Maillet a été couronnée pour Pélagie-la-Charrette. La liste est longue et pas uniquement en littérature; en théâtre, en cinéma, l’histoire se répète: moins de réalisatrices ou de dramaturges financées, moins de prix et d’espace médiatique. «Les livres et les auteur·e·s qui sont lu·e·s, recensée·e·s, légitimé·e·s par les prix et les récompenses, vivent; le silence tue», écrivait en 2016 la professeure de littérature et traductrice Lori Saint-Martin dans «Le deuil, le combat: du manspreading littéraire à la parité culturelle» (Canadian Women in the Literary Arts).

Les femmes sont partout dans les lettres, avancent plusieurs. Et ça semble vrai. Du 29 janvier au 4 février, le palmarès Gaspard-Le Devoir comptait huit romans écrits par des femmes sur dix pour les meilleures ventes de la semaine (en essai, c’est tout le contraire, neuf écrivains contre une seule écrivaine). Métro dévoilait que plus de livres écrits par des femmes (sept contre six pour les hommes) avaient été empruntés dans les bibliothèques municipales en 2017, et l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ) compte 55% de femmes parmi ses membres. Alors, pourquoi sont-elles moins présentes dans l’espace médiatique? Les chiffres sont effarants: Saint-Martin rapporte qu’en 2015 les hommes ont consacré 64% de leurs articles à des livres écrits par un homme et 27% à des ouvrages écrits par une femme. Les femmes, de leur côté, ont consacré 53% de leurs comptes rendus à des femmes et 40% à des hommes. «Sans elles, les livres de femmes disparaîtraient presque entièrement des publications culturelles», ajoutait Saint-Martin. Autrement dit, la proportion moyenne des textes portant sur des livres écrits par des femmes dans les six journaux de référence consultés par Saint-Martin, Le Monde et Le Devoir inclus, n’est que de 33%. Effarant, ai-je dit.

En décembre dernier, l’illustratrice et auteure Julie Delporte lançait un cri du cœur sur Facebook: «Le top des bandes dessinées de l’année dans Lettres québécoises: encore une liste de livres d’hommes. Je commence à avoir mal à la tête. On veut des critiques femmes. Femmes, écrivez sur la bande dessinée. Ça devient urgent.» Et Julie avait raison: nous qui étions plus attentifs au genre des collaborateurs, avons négligé celui des auteur·e·s traité·e·s. Nous sommes donc allés faire nos calculs… et avons vu que nous avions du chemin à faire, notamment en bande dessinée, mais aussi dans d’autres sections. En quatre numéros depuis le printemps 2017 (dont celui que vous avez entre les mains), 40% des livres que nous avons recensés ont été écrits par des femmes, 49% par des hommes et 11% par des collectifs (hommes ou femmes). Pour la même période, 45% de nos collaborateurs étaient des femmes et 55% des hommes. Malgré tout, je suis fière des trois femmes en couverture sur les quatre derniers numéros. Des écrivaines fortes, comme Marie-Claire Blais aujourd’hui.

Lori Saint-Martin appelle ce parti pris en faveur des hommes «le paradoxe de l’innocence». Pour elle, si les chiffres montrent noir sur blanc que l’indifférence envers les ouvrages écrits par des femmes est bien réelle, aucune publication n’avouera directement le dédain (inconscient ou pas) pour ces ouvrages. «Personne n’efface les femmes et pourtant elles ne sont pas là. Personne ne fait exprès et pourtant ça arrive constamment.» Exactement comme nous, voilà pourquoi il faut être vigilants.

La solution? Saint-Martin ne croit pas aux quotas ou à la parité absolue, ni moi d’ailleurs, mais pour atteindre une meilleure représentation, la mesure la plus efficace, selon elle, est de recruter davantage de collaboratrices, «à plus forte raison si elles représentent, en plus, toute la diversité des femmes». Comme j’aurais aimé donner raison à Adrien Thério, lui qui restait «très serein devant ces femmes qui tirent la couverture de leur côté». Et je m’engage à ne pas avoir à patienter trente-cinq ans encore.

Annabelle Moreau

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