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Précipices, amarres

Précipices, amarres
Diane Régimbald en conversation
Dossier
Diane Régimbald en conversation

J’ai rencontré Diane Régimbald par ses mots, ceux qu’elle avait insufflés, devinés et partagés depuis des années. Puis les mots ont cascadé de sa bouche afin de délier ceux des autres: nous avons toutes deux participé au programme Livres comme l’air, codirigé par le Centre québécois du P.E.N. International et Amnistie internationale.

Elle m’a demandé de traduire un de ses poèmes, Une capture du ciel, vers l’anglais. Une commande liée à une photo d’August Strindberg, Celestographs1. Sa «cité céleste / revenue d’une dérive» devient «a celestial city moored / after a long drift». On s’entend, on se comprend. Plus tard, un autre texte ekphrastique sur l’œuvre Indian Act, de l’artiste anichinabée Nadia Myre, pour le projet Les mots à l’œuvre2, puis un autre poème pour le P.E.N. sur l’invasion russe de l’Ukraine. Un livre, peut-être, s’en vient.

Comme une espèce de sherpa merveilleusement incorrigible des jeunes écrivaines, Diane m’a-
t-elle cherchée, ou est-ce moi qui ai avancé vers sa lumière? Ainsi se tissent les collaborations et, parfois, les amitiés. Très tôt, déjà, nous signions nos messages «xo». Atomes, accrochez-vous!

Katia Grubisic: Dès le début, on avait parlé de traduction, mais c’était clair qu’il y avait là une espèce de mentorat. «Mentorat» n’est peut-être pas le bon mot… Tu voulais tisser quelque chose. Une solidarité à laquelle tu crois. À laquelle je crois aussi.

Diane Régimbald: Le rapport à la communauté est très important pour moi. Depuis l’âge de vingt ans, j’ai toujours eu des engagements féministes. On n’écrit pas seule. L’implication que demande l’écriture, la façon dont ça se tisse à la rencontre de l’autre, signifie de prendre part à la vie,
de comprendre et d’exprimer les inquiétudes liées au climat, aux frontières, au pouvoir, à tous les pouvoirs…

KG: Et l’urgence, dans tous ces cas.

DR: Et l’urgence, dans tous les cas – dans tout ce qu’on vit depuis notre enfance, les heurts, comment on arrive à transcender tout ça, à faire bouger les choses.

KG: C’est une communauté qui t’a nourrie, aussi. J’y pense beaucoup, ces temps-ci, avec toutes les écrivaines qu’on a perdues récemment. À un moment donné, on doit prendre la place de celles qui nous ont ouvert la voie. Est-ce que c’est une responsabilité que tu ressens?

DR: En fait, ce que je trouve différent aujourd’hui en regard de l’époque où j’avais ton âge, c’est qu’en ce moment, il y a une réelle rencontre intergénérationnelle qui fait en sorte que les tissages sont plus grands, plus organiques. Le partage est plus fluide. C’est remarquable du côté des écrivaines, et ça me touche profondément.

Régimbald

KG: Le mentorat est double, l’apprentissage va dans les deux directions. Si tu tisses tes liens plus larges, si tu élargis la conversation, si tu t’ouvres à ce qui te change, tu voyageras différemment. Ça va se traduire différemment. J’adore voyager dans un pays que je ne connais pas.

Cette notion d’amarrer: moorings. L’étymologie du mot ramène à la liberté et au passage offerts par la mer, mais le sens actuel, c’est le point d’attache.

Qu’est-ce que ça veut dire, traduire quelqu’un? J’entre mes mains dans la tête de l’auteur·rice que je traduis et après, je fouille dans la mienne. Ce n’est pas ça. Je la couche sur le divan: raconte-moi ton toi, ton tout, que je te devine. Non plus. J’essaie de transcender la langue et même le langage pour savoir non pas ce qu’elle a dit, mais ce qu’elle voulait dire, ce qu’elle aurait voulu dire si les mots constituaient des moyens valables, limpides et directs de le faire.

DR: Pour moi, la relation au traduire – je l’exprime ainsi – se trouve dans l’écriture même de sa propre langue, qui demande une part de traduction. Il faut traduire ce que l’on veut écrire, mais aussi être surprise par ce qui va en émerger. La traduction dans une autre langue amène à aller encore plus loin dans les questionnements. Je n’analyse pas ce que j’ai écrit. Par contre, ça va se faire avec le traducteur ou la traductrice lorsqu’il y a une bonne communication: ça fait bouger l’écriture, ça la rend encore plus vivante. Ce n’est pas tout de dire «c’est le fun, je suis traduite en anglais, ou en catalan, ou en espagnol»; le questionnement du sens des mots amène à faire bouger encore l’écrit. Ce mouvement est extrêmement riche et grâce à lui, le texte n’est jamais figé. Tu me poses une question, et qu’est-ce que j’ai vraiment voulu dire? Est-ce que j’ai vraiment utilisé les bons mots? Et comment suis-je capable d’aller plus loin dans ce texte-là? Même s’il est déjà publié, ce qui importe, c’est qu’il demeure en mouvance.

KG: Chez toi, ce mouvement n’est pas seulement métaphorique: il s’agit de traduire les sons, les personnes, les abstractions, les émotions, la pensée, la rencontre. Le mot «métaphore», en grec, fait d’ailleurs allusion au mouvement, au fait de transporter ou de déplacer quelque chose – dans le texte, le signifié ou l’association – d’une place à l’autre. En poésie, on a parfois l’impression d’avoir moins de repères narratifs concrets. L’énergie est cérébrale, éphémère, évanescente. Dans tes poèmes, il y a ce questionnement: tu creuses, on est à la recherche de quelque chose, mais on a aussi l’impression qu’on peut le toucher, le tenir.

DR: C’est un ancrage. Quand je parle de l’ailleurs, il faut que j’aille dans un autre espace, dans l’imaginaire, pour essayer de bâtir des objets concrets, des assises. J’ai aussi un côté très lunatique, donc il faut que je me ramène!

KG: S’il y a une fidélité que l’on recherche en traduction littéraire pour recréer le texte d’origine dans la langue qui va l’accueillir, à quoi ressemble pour toi le fait de traduire le monde en poésie? Qu’est-ce qui rend le monde bien traduit dans ce premier acte de traduction qu’est l’écriture?

DR: Ce qui m’intéresse, c’est l’intuition première du regard – mon regard – porté sur une pensée, une situation politique, un paysage, une rencontre. Ça peut aussi être un rêve. Comment faire bouger les mots pour aller encore plus loin dans l’écriture? Non pas essentiellement calquer quelque chose, mais plutôt être à l’écoute, jusqu’à être surprise du chemin inusité qu’emprunte cette écoute. Quel renversement produira-t-il? Comment faire pour qu’il m’amène ailleurs? Et l’ailleurs, cet ailleurs-là, il y a des précisions, c’est certain, mais comment parvient-on à aller dans le voyage des mots? Comment voyager en écriture? La notion de voyage, c’est toujours traduire: tu ne regardes jamais quelque chose de la même façon. Tu peux marcher dans ton quartier cent mille fois, mais si tu es attentive à ce qu’il y a autour de toi, tout se meut, et tu prends part au voyage local. Car tu es toujours en train de traduire ce qui passe.

KG: Et le but n’est pas de noter ta réaction, mais d’aller chercher la réaction propre à ce que va devenir le texte.

DR: Ce que j’aime de la poésie, c’est justement cette magie-là, qui fait que tu n’es pas constamment dans la raison: tu quittes la raison pour aller dans la somme des affects, des émotions, des mémoires que crée l’écriture, dans toute sa lucidité et son acuité.

KG: Si tu pouvais l’expliquer, tu n’aurais pas à l’écrire?

DR: Ça ne m’intéresserait pas vraiment. Mon écriture n’a pas à se justifier, mais à ouvrir ce qu’elle tend vers le lectorat.

L’intrusion de la traduction me met un peu mal à l’aise, même quand c’est une voix, une plume qui me va bien. Les auteur·rices, pour leur traducteur·rices, c’est comme un vêtement: on l’enfile et on sait tout de suite. Diane me va bien. (Pourquoi? On peut expliquer cela par une affinité personnelle, sa générosité, la confiance méritée au fil des ans.) Mais toujours il y a quelque chose d’intrusif. Un·e traducteur·rice doit faire semblant ou faire croire qu’iel connaît l’écrivain·e de façon intime et forever, comme on connaît sa sœur ou sa meilleure amie. Pourtant, même quand ce sont des amitiés, il reste une distance. On ne peut pas juste entrer; il faut frapper, se faufiler parfois, ouvrir des placards à l’insu de l’artiste pour accumuler des indices qui n’auront peut-être aucune incidence.

KG: Je pense aussi à la confiance. Que tu lises quelqu’un de soi-disant compliqué, ou que tu écrives un poème qui ne cherche pas à s’expliquer, il y a quand même un moment où tu risques de perdre tes lecteur·rices. Tu crées quelque chose, tu les amènes au bord du gouffre, et il faut qu’iels soient prêt·es à sauter avec toi. Ton lecteur ou ta lectrice doit pouvoir dire: «OK, je ne comprends pas, mais je me lance quand même, j’ai confiance, et là où j’atterrirai, je pourrai vivre une découverte, un moment de compréhension ou même de non-compréhension, mais de beauté.» De transformation, de témoignage. C’est difficile de moduler la tension de cette confiance.

Le poème t’amène et te ramène en voyage, mais sans réelle destination. Un poème n’est jamais vraiment terminé; une traduction n’est jamais conclusive. À un moment donné, tu décides que tu es rendu·e, tu abandonnes. Il faut savoir guider les lecteur·rices sans tout sacrifier à la compréhension.

DR: Il y a l’écriture, mais avant tout, il y a la lecture. En grandissant, c’est la première chose que j’ai apprise: lire et tenter de bâtir ma compréhension par un cumul d’expérimentations. Regarder autour de soi et lire afin de saisir ce qui a lieu.

KG: La poésie nous invite à revivre la magie de cette compréhension par d’autres dimensions, d’autres apprentissages.

DR: On passe beaucoup de temps seule quand on écrit, quand on traduit. Mais la rencontre est un fondement. Lorsqu’on écrit, on a besoin d’être habitée par les êtres, les voix, les musiques, les images qui nous inspirent. Et ainsi, on habite ce qui nous lie.

Finalement, je la connais par les mots posés sur la paume de sa main ouverte quand elle me la tend.


Katia Grubisic est poète, écrivaine et traductrice. Elle a traduit vers l’anglais des textes de Marie Célie Agnant, de Marie-Claire Blais, de Nicole Brossard, de Martine Delvaux et de Stéphane Martelly, entre autres. Lauréate du prix Gerald Lampert pour son premier recueil, What if red ran out (Goose Lane Editions, 2008), elle a également été finaliste au prix A.-M.-Klein et au Prix du Gouverneur général pour ses traductions de Frères (Brothers), de David Clerson, et du Cimetière des abeilles (A Cemetery for Bees), d’Alina Dumitrescu.

  • 1. «Une capture du ciel», Série Alfa, 54, 2012. [http://seriealfa.com/alfa/alfa54/DRegimbald.htm] (texte traduit en anglais, en catalan et espagnol).
  • 2. Les mots à l’œuvre est un projet de l’Académie des lettres du Québec en collaboration avec le Musée des beaux-arts de Montréal.
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