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Pozzo les culottes

Une pièce plus grande que nature nécessitait un texte s’épivardant sur deux numéros. Voici l’histoire de Wouf Wouf, le prétendu «classique» qui se refuse à le devenir.

Faites circuler

Une pièce plus grande que nature nécessitait un texte s’épivardant sur deux numéros. Voici l’histoire de Wouf Wouf, le prétendu «classique» qui se refuse à le devenir.

Je n’ai pas vraiment d’opinion sur la prescription de Samuel Beckett voulant que sa pièce En attendant Godot ne doive être interprétée que par des hommes, car les femmes n’ont pas de prostate. En toute honnêteté, Godot me rejoint comme il rejoint le dernier des ploucs, par l’anecdotique: les retards, la prostate, l’attente, la transcendance — mais là, je pousse un peu. Mon rapport aux retards est décomplexé. Arriver à l’heure me semble impoli. Quant à la prostate, j’ai longtemps été dégoûté en pensant que cette glande avait l’allure d’un gésier de poulet. Allez savoir pourquoi.

En 2015, le prosaïque Guy Fournier nous apprenait que le cinéaste Michel Brault lui avait un jour confié que faire caca était l’un des plaisirs les plus fréquents et durables de l’expérience humaine. Quand on sait qu’un petit pourcentage d’hommes ressent du plaisir au moment de la défécation, il est permis de voir la chose comme une forme de «plaisir simple» auquel on peut s’adonner tout en transformant son écran tactile en vivier pour coliformes fécaux1. En parlant de vivier, puisque ce numéro de LQ porte sur le théâtre, il m’est apparu bien avisé de creuser du côté d’un dramaturge sibyllin dont on tente encore de faire peser le poids du fantôme: Yves Hébert, dit Sauvageau. L’esprit torturé derrière la pièce Wouf Wouf; une œuvre réputée «injouable», qu’une flopée de critiques s’est évertuée à «vendre ou rénover», car ce prétendu «classique» du répertoire québécois a la particularité de ne pas avoir subi les affres de l’amour, mais seulement les supplices du temps.

La «machine-revue»

Sauvageau est mort le 12 octobre 1970. Il avait 24 ans. On a affirmé qu’il s’était enlevé la vie le jour où l’armée est entrée à Montréal sous les mesures de guerre. Or, ces dernières n’entrèrent en vigueur (dans les faits) que le soir du 15octobre, alors qu’un «état d’insurrection présumée» fut déclaré officiellement au Québec2». L’année suivant sa mort, un autre homme à la vie tumultueuse, le compositeur Claude Vivier, lui rendrait hommage avec la pièce Musik für das Ende [Musique pour la fin]3.», «écriture jugée démodée4.», «dégel théâtral5.», «ni un génie, ni un fou6.».

Les anges dans notre champagne

«L’homme ordinaire de ce siècle ne peut plus satisfaire les besoins premiers de son état, c’est-à-dire dormir, manger, pisser, travailler, s’exprimer et rêver sans risquer d’être assujetti, de sa naissance à sa mort, par une civilisation effrayante dont il n’est plus le maître», annonce un ange marcusien en prologue de  . Dans cette pièce en deux actes (comme celle de Beckett), Daniel Rousseau, un homme dans la jeune trentaine, se voit constamment freiné dans ses ardeurs par l’étourdissant ballet de l’ordre social: près d’une centaine de personnages et des dizaines de chœurs l’empêchent ainsi d’aller pisser et de s’alimenter. Des chansons dans une langue qui rappelle l’exploréen, du son, des lumières et des projections sont également de la partie. Aux antipodes du naturalisme, mais aussi de la psychologie qui sert généralement de moteur au drame, Wouf Wouf est copieusement et volontairement entrelardée de didascalies qui la rendent difficile à imaginer pour le lecteur. Cette pièce «en format géant» reprend au passage le dispositif du jeu télévisé. Une image en phase avec son époque qui correspond à l’apex de la société de consommation. Et puis vlan, sous cette orgie, ça nous saute au visage: une indicible histoire d’amour entre deux hommes.

S’attaque à Sauvageau

Comme le soutenait Amélie Bergeron dans Jeu, en 2017, Wouf Wouf n’a pas été «usé à la corde, puisqu’il n’a jamais réellement été monté dans son intégralité7.». On compte à ce titre sept adaptations de la pièce, de 1970 à 19928. — la plus récente par Jean-Frédéric Messier. Jamais jouée du vivant de son auteur, Wouf Wouf a néanmoins fait l’objet d’une lecture publique devant une salle comble à la Bibliothèque nationale, le 3mars 1969.
Un événement phare dans l’histoire du théâtre québécois, au sujet duquel Sauvageau écrit dans son journal: «Et ç’a été le triomphe. Le triomphe me donne le vertige9

Gilbert David a été le deuxième metteur en scène à s’attaquer à cette «machine-revue», en 1971, avec la troupe du Théâtre de l’Université de Montréal. «La représentation tenait du Pop Art, avec ses énormes boîtes à savon Tide et Brillo [un décor de Michel Demers], ses ballons et ses projections qui servaient à figurer la société de consommation.» David, qui n’avait pas assisté à la lecture publique de 1969, voit dans cette pièce une œuvre à part dans la dramaturgie sauvagienne: «Plusieurs de ses pièces n’ont jamais été jouées. C’est quand même conventionnel dans certains cas.» Selon lui, Wouf Wouf trouve des résonances avec l’«Open Theatre», notamment Dionysos in 69. «On y révolutionne la forme par un éclatement et des emprunts à des genres dits "mineurs".

Il y a un côté maïakovskien à tout ça. Disons qu’aujourd’hui ça pourrait aussi parfois faire un peu simple.»

Christian Lapointe est le dernier metteur en scène à s’être penché sur le cas Sauvageau. Son Sauvageau Sauvageau (2015) s’est construit à partir d’une demi-douzaine d’autres pièces de l’auteur et de témoignages d’individus qui le connaissaient. Sous les dehors psychédéliques et les tabous aujourd’hui poussiéreux, Lapointe voit poindre une autofiction sur l’amour impossible et l’interdit, qui n’est pas sans rappeler Le Public de Federico García Lorca. Un autre: «ballet de monde qui passe», un peu comme c’est le cas chez Novarina.

On ne parlait pas d’autofiction à l’époque. Dans la pièce, un moment fort est celui où le père parle à Daniel, le protagoniste, et s’adresse à lui en l’appelant par son «vrai nom», Yves Hébert. Il est évident que Sauvageau était un jeune homme avec une vie rocambolesque…

À ce titre, une étrange rumeur voulant que la famille de Sauvageau ait refusé que la pièce soit montée avait circulé jusqu’à mes oreilles. J’ai donc demandé des éclaircissements à Christian Lapointe. «L’archiviste de Sauvageau pourrait t’aiguiller. Il est spécial, c’est un gars qui a enseigné la lecture rapide et qui a inventé des types de nage en haute mer.» Venant de Lapointe, j’ai pris le tout pour une blague. Jusqu’au moment où je suis tombé sur l’homme en question. «L’homme-dauphin», comme disent certains journalistes… ♦

Suite et fin dans le prochain numéro.

  • 1. En 2011, un téléphone cellulaire sur six présentait des traces de matières fécales au Royaume-Uni, selon une étude de la London School of Hygiene & Tropical Medicine et de l'institut Queen Mary. Imaginez aujourd’hui.
  • 2. Denis Smith, « Loi sur les mesures de guerre », L’encyclopédie canadienne, 25 juillet 2018, en ligne : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/loi-sur-les-mesures-d…]. Qu’importe. Le 12octobre, Sauvageau, lui, fit entrer une quantité létale de LSD dans son système. Le dramaturge nous quittait, laissant derrière lui une poignée de pièces, parmi lesquelles Wouf Wouf, que Jean-Claude Germain allait qualifier de «premier printemps du théâtre québécoisJean-Claude Germain, « Préface », in Sauvageau, Wouf Wouf, Montréal, Leméac, 1970, p. 11.
  • 3. Texte tiré du site de la maison d’édition musicale Boosey & Hawkes, en ligne : https://www.boosey.com/pages/cr/catalogue/cat_detail?=&musicid=47753&la…]. Depuis, le texte de Sauvageau clive l’institution et le petit milieu des commentateurs du théâtre québécois. «Classique», «pas classique», «plus fellinien ensemble de tableaux que le théâtre québécois ait produit […] précurseur du théâtre homosexuelRobert Lévesque, «Le théâtre québécois passe-t-il la muraille du temps?», Jeu, no 47, 1988, p. 135.
  • 4. Hervé Guay, « Sauvageau Sauvageau d’après l’œuvre d’Yves Sauvageau; adaptation et mise en scène de Christian Lapointe », Spirale, no 255, hiver 2016, p. 79.
  • 5. Marie-Christine Lesage, « Wouf-wouf : excès et débordements festifs au rendez-vous », Québec français, no 86, été 1992, p. 101.
  • 6. Andrée Armstrong, « Yves Sauvageau/Théâtre », Jeu no 6, automne 1977, p. 123-124.
  • 7. Amélie Bergeron et Guillaume Pepin, « Wouf Wouf : sommes-nous lâches ou lucides ? », Jeu, no 162, 2017, p. 46-49.
  • 8. Christian Saint-Pierre, « Yves Sauvageau : le refus de la conformité », Jeu, no 156, 2015, p. 94.
  • 9. Nous remercions Raymond-Louis Laquerre, archiviste de Sauvageau pour cet extrait.
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Yves Sauvageau
, Leméac
Théâtre canadien