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Pourfendre le sexisme ordinaire, une case à la fois

Pourfendre le sexisme ordinaire, une case à la fois

Après quelques titres publiés de manière indépendante, Val-Bleu signe chez Remue-ménage un malicieux guide qui lève le voile sur les « rapports non sexuels et harmonieux entre hétéros de bonne volonté ».

Bande dessinée

Après quelques titres publiés de manière indépendante, Val-Bleu signe chez Remue-ménage un malicieux guide qui lève le voile sur les « rapports non sexuels et harmonieux entre hétéros de bonne volonté ».

D’aucun·es pourraient croire que l’amitié entre individu·es de genres opposés est une notion généralement acceptée, du moins admise. En tout cas, c’était mon opinion avant de constater le type de discussions que La zone de l’amitié suscitait. Sa couverture médiatique (particulièrement à la radio) a eu tôt fait de me démontrer la pertinence du livre de Val-Bleu, bien avant ma lecture. Peut-être parce que j’évolue dans une bulle montréalocentriste-féministe-un-brin-radicale, ou alors parce que je n’ai jamais eu de problème à avoir des amis garçons, j’étais loin de penser que la question de l’amitié homme-femme en tant que telle puisse fournir matière à débat. My bad, je ne suis peut-être pas prête à être lâchée lousse dans le vaste monde, ou plutôt, chapeau à Val-Bleu qui a eu le flair et le courage d’inciter ses lecteurs et lectrices à revisiter leurs a priori, pour qu’ils et elles profitent mieux de cette chose « fucking grandiose » qu’est l’amitié, tous genres confondus.

Débusquer les sophismes et les clichés

Val-Bleu s’affaire, avec La zone de l’amitié, à nommer et à représenter les dynamiques et stéréotypes nocifs. Cette approche engagée de démocratisation et de diffusion de savoirs féministes rappelle le travail de l’autrice française Emma, qui a mis en lumière, dans une BD désormais virale, le problème de la charge mentale imposée aux femmes. Le style faussement naïf de Val-Bleu, que l’on peut aussi rapprocher de celui d’Emma, sert bien cette mission qui est d’interpeller sans détour ni fioritures les lectrices et lecteurs. L’économie de détails et de sophistication dans le dessin accentue la manifeste intention de clarté de la bédéiste, que l’on entend presque nous dire : « Regarde, ça ne peut pas être plus simple, limpide et évident que ça, tu vas voir, tu peux comprendre. »

Son humour absurde contribue aussi à remplir efficacement l’objectif du livre : instruire tout en amusant. La narratrice, emportée par son élan de transmettre sa foi inconditionnelle en l’amitié, se fait troubadour, puis hot dog ; une acolyte lapine chante ses louanges ; l’alter ego de la vieille fille frustrée s’impose ; les gars lourds s’essaient ; autant d’archétypes qui se rencontrent et se confrontent. Les différents personnages qui peuplent l’imagination fertile de Val-Bleu lui permettent ainsi de présenter plusieurs analyses féministes de manière assez concrète, voire pragmatique. L’autrice relève habilement les entraves et les préjugés que l’on cultive vis-à-vis de l’amitié, qu’il s’agisse des projections nocives sur les relations homme-femme entretenues dès l’enfance, des bienfaits de l’amitié que l’on sous-évalue systématiquement (alors que l’amour demeure toujours mieux placé dans la hiérarchie de l’affection), ou encore du manque de modèles positifs et diversifiés dépeignant l’amitié dans la culture populaire.

Les problèmes liés à la mauvaise appréhension du rejet, associés à une masculinité toxique — ou du moins à une perception très sexualisée et utilitaire des rapports humains —, s’avèrent particulièrement bien déconstruits. Comme l’énonce avec justesse la lapine : « [q]ue ce soit dit tôt ou tard, pour quelqu’un qui ne sait pas affronter le rejet, ce ne sera jamais correct. » Et vlan ! Nous voilà confronté·es à la possibilité de rapports déchargés du dictat de la séduction et de la pression de plaire à tout prix.

Ça soulage.

Un délire bien guidé, malgré quelques glissements

Si le maniement de l’absurde est assurément une des forces de la bédéiste, quelques glissements et parenthèses font zigzaguer le récit un peu trop en dehors des limites du sujet — je songe entre autres à la digression sur les Femen, moins convaincante, à mon avis, que le reste du propos de Val-Bleu. Sa réflexion sur l’amitié aurait peut-être gagné à être plus linéaire, au vu de sa facilité à exposer de manière décomplexée et avec humour des sujets sensibles. Peut-être qu’en raison de sa présentation comme un guide, me suis-je forgé des attentes qui diffèrent de ce qu’est réellement le livre. Toutefois, ce reproche que j’adresse à cette première bande dessinée publiée chez Remue-ménage ne vise pas à en décourager la lecture ; au contraire, je salue cette parution et je suis convaincue de son importance.

Il n’y aura jamais trop d’outils qui, patiemment, s’attardent à défaire les nœuds du piège patriarcal. À une époque où trolls et incels font du tapage sur les réseaux sociaux, La zone de l’amitié donne le coup d’envoi à une conversation nécessaire. ♦

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Val Bleu
Montréal, Remue-ménage
2018, 100 p., 19.95 $