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Pourboire

Forts d’une résidence d’écriture offerte par le centre d’artistes 3e impérial de Granby, les poètes Dominic Marcil et Hector Ruiz ont investi une taverne de la ville pour tenter d’entrer en contact avec sa faune et ses mythes.

Poésie

Forts d’une résidence d’écriture offerte par le centre d’artistes 3e impérial de Granby, les poètes Dominic Marcil et Hector Ruiz ont investi une taverne de la ville pour tenter d’entrer en contact avec sa faune et ses mythes.

Il y a de ces écrivains qui ont gagné notre confiance et que l’on aime suivre, littéralement. C’est le cas du duo formé par Dominic Marcil et Hector Ruiz, marcheurs et démarcheurs de projets auprès de qui plusieurs ont déambulé dans Lire la rue, marcher le poème (Noroît, 2016), un exercice convaincant sur le potentiel littéraire de la marche urbaine, envisagée en parallèle avec la lecture de textes poétiques.

Pour son second projet, le tandem nous invite à le suivre dans la découverte d’une taverne, lieu qui inspire la littérature et les arts depuis des siècles — de Rabelais à Broue, en passant par l’incipit de Moby Dick. La Taverne nationale, sise au centre-ville de Granby, est tout ce qu’elle annonce: une place pour bonshommes, de tradition ouvrière, ouverte depuis le milieu du siècle dernier.

C’est sur une correspondance (unilatérale) avec Johnny, touchant pilier de l’endroit («Pendant sept ans, mon lunch ç’a été des May West»), que s’appuie la charpente de ce livre-taverne. Avec la phrase «Johnny, tu vas entendre parler de nous alors aussi bien te raconter comment ça s’est passé» s’ouvre tout le projet de recherche-création de Taverne nationale, tout en en révélant les difficultés méthodologiques. Car on ne fait pas d’anthropologie de taverne sans casser des œufs (dans le vinaigre).

En effet, les deux poètes aux stylos et carnets ont vite été repérés: «Je voulais m’asseoir dans un coin du bar, je rêvais de m’effacer, écrit Ruiz, mais mon accent me trahit, pour ainsi dire.» Ce dévoilement, qui est aussi l’aveu d’une culture du quotidien pas tout à fait partagée entre les poètes et les réguliers de la taverne, sert admirablement bien le livre. Entrant dans la taverne avec Dom et Hector, on en fait la découverte avec eux, dans toute la simultanéité des questions qui leur viennent en tête chaque soir, à travers tous les comportements et bribes de conversation inexplicables et au-delà des mythes nostalgiques à déboulonner.

Le décalage entre leur soif de s’infiltrer parmi les buveurs et la culture obscurantiste qui règne dans toute taverne est dès lors fascinant:

Quand je sors mon carnet
la nouvelle pense qu’on est de la police
mais c’est pire
on écrit
[…]
Pour brouiller les pistes
Hector choisit
American Woman dans le juke-box
mais c’est
L’aigle noir qui décolle
nous comprenons que nous sommes tombés
dans un guet-apens.

 

On est six millions, faut se parler

En 2016, le poète et essayiste Mathieu Arsenault faisait paraître son Guide des bars et pubs du Saguenay (Le Quartanier), une collection de poèmes rédigés à la suite d’une résidence d’exploration des débits de boissons de Chicoutimi accompagnés d’un bref essai exposant la méthode soi-disant incognito du poète, muni d’un cellulaire pour noter ce qu’il déniche. Si les réflexions d’Arsenault sur les tactiques de terrain à utiliser m’ont paru intéressantes, ses poèmes étaient teintés d’une distance hautaine qui m’avait importuné. Nulle trace de condescendance chez Marcil et Ruiz, au contraire, ceux-ci n’hésitant pas à remettre en question leur présence même au sein de ce milieu (toujours ces carnets qui rendent suspects): «En regardant du coin de l’œil les buveurs me regarder [sic] regarder/mes carnets/il y a une erreur de syntaxe/dans ma présence.»

Pour qui maîtrise le code et se voit tacitement accepté par la clientèle en place, il est indéniable que la taverne est le lieu d’une socialisation particulière. Saluons ici l’instinct de chercheurs des deux poètes en immersion, qui ont déniché cette savoureuse thèse de sociologie de 1972, laquelle explore les modes d’interaction des hommes à la taverne, eux qui «profitent des moindres occasions pour engager la conversation». La conclusion à ce segment est d’une candeur touchante, candeur éclairant nombre de confidences de comptoir: «[Les circonstances susceptibles d’entraîner une prise de contact entre hommes] peuvent être des plus variées, de la pluie au goût de la bière.» Le bar, il est vrai, contient toutes les potentialités des discussions qu’il abrite: sport à la télé, tounes dans le juke-box, manchettes de journal.

Voilà un univers clos mais infini ainsi qu’un livre qui s’en fait le miroir et en montre bien les angles morts. «20000 draughts sous la table» plus tard, pour reprendre un titre du poète Patrick Straram (1962), assidu notoire des tavernes montréalaises, il est bon de constater que la poésie peut s’avérer le plus estimable témoin de ce lieu qui nous échappe, rattrape, réchappe. ♦

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Dominic Marcil, Hector Ruiz
Montréal, Triptyque
2019, 138 p., 19.95 $