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Pour un socialisme d’ici

L'échappée du temps

Le nez plongé dans des boîtes d’archives, je suis tombé un jour sur une courte lettre du sociologue Fernand Dumont. Elle datait de 1969. Dumont venait de gagner un Prix du Gouverneur général, «le GG» comme on dit aujourd’hui, pour son beau livre intitulé Le lieu de l’homme.

Dumont connaissait trop le poids de l’histoire et des mots pour s’aveugler sur la part proprement coloniale qui préside aux origines et au devenir de ce prix. En quelques mots très simples, parfaitement humble comme il savait l’être, Dumont expliquait dans sa lettre qu’il offrait la totalité de l’argent reçu au Parti québécois. La formation politique de René Lévesque était naissante. Fidèle à ses convictions, Dumont croyait en l’engagement pour des causes bien plus grandes que sa seule personne.

L’époque commandait volontiers des actions plus engagées, ici selon des perspectives à l’évidence anticolonialistes. La même année que Dumont, Hubert Aquin refusait le Prix du Gouverneur général dans une autre catégorie, pour son roman Trou de mémoire, au nom de son idéal révolutionnaire. Dans une très courte lettre datée du 15 avril 1969, Aquin écrit à la dactylo à son «Excellence le Gouverneur Général du Canada» pour motiver son refus. Il dit: «Vous comprendrez sûrement que mon refus délibéré est conforme à un engagement politique que j’ai publiquement assumé et que, ce faisant, je continue d’exprimer.» Cette même année 1969, Leonard Cohen refuse lui aussi un GG, pour son recueil Selected Poems 1956-1968, au prétexte que «la poésie elle-même l’interdit absolument». C’était bien entendu fort longtemps avant que Cohen n’accepte à l’évidence le Canada exprimé par ces prix-là en devenant l’un des porteurs du cercueil de Pierre Elliot Trudeau à la basilique Notre-Dame.

Qui sait ce que des gestes anciens inspireront demain? C’est la lettre de Fernand Dumont datée de 1969 qui inspirera en 2014 celle d’un Gabriel Nadeau-Dubois décidant d’offrir son propre Prix littéraire du Gouverneur général à une campagne menée contre la transformation du Québec en une vaste autoroute polluante vouée au transit du pétrole de l’Alberta. À la manière de Dumont, Nadeau-Dubois écrit alors: «Je pense aussi qu’il ne suffit pas d’honorer les idées, qu’il importe surtout de leur donner vie.»

Indépendantiste, Dumont ne s’en cachait pas et regrettait l’apolitisme d’une partie de sa génération. Il s’en expliquait volontiers dans les médias, à cette époque pas si lointaine où il était possible encore à un tel homme d’être entendu autrement que selon des modalités où la portée du message est sans cesse encadrée par un souci de tout rendre léger, en veillant notamment à interrompre la moindre avancée de la pensée par des rires et des sourires.

Il y avait chez Dumont un aplomb et une capacité d’expression qui commandaient une forme d’admiration immédiate, qu’on fût d’accord ou non avec ses idées. Il me fit en tout cas toujours cette forte impression, même si son attachement à des perspectives religieuses l’éloignait de moi.

L’expérience socialiste

De Dumont, on a oublié très souvent son idéal socialiste. Ce Parti québécois auquel va souscrire Dumont sera d’ailleurs membre de l’Internationale socialiste. Faut-il le rappeler à ceux qui feignent de l’oublier pour mieux s’en détourner?

Chez cet homme pour qui la culture est une assise à la mémoire, on trouve un solide sens de la tradition qui ne s’attache pourtant pas à une conception figée du passé. On chercherait en vain chez lui une nostalgie du type de celle qui enrobe aujourd’hui les discours de ces conservateurs aux voix très amplifiées qui s’emploient à présenter la société québécoise selon les balises d’un idéal figé dans le passé, ce qui suppose le rejet d’une quantité considérable d’événements impropres à soutenir le fil de leur roman national. Dans les traits tirés de cette identité figée, jamais il n’est question notamment de l’expérience socialiste.

Dans Un pays en commun, Éric Martin revient sur cette tradition oubliée dans l’intention clairement exprimée d’aider sa société à sortir du pourrissement de l’histoire où elle s’enlise. En dessinant les contours de ce que pourrait être selon lui un socialisme proprement québécois, il convoque à sa table Fernand Dumont, Hubert Aquin, les intellectuels de la revue Parti pris, l’essayiste Pierre Vadeboncœur, et s’attarde à l’examen de l’histoire de la pensée féministe au Québec et aux balises possibles d’une «république écosocialiste». Au fond, Éric Martin fait sien le constat déjà formulé en 1980 par Gilles Bourque et Gilles Dostaler dans Socialisme et indépendance: «La gauche fait face à la double nécessité d’intégrer les aspects fondamentaux de la tradition révolutionnaire et de la matérialiser dans la spécificité québécoise.» Sur un tel chemin, on regrette tout de même un peu qu’il n’ait pas aussi convié des écrivains aux forts accents socialistes comme Jacques Ferron, Gaston Miron ou Michel van Schendel. Reste qu’Éric Martin a raison: il existe une riche tradition indépendantiste et socialiste au Québec qui s’enracine à partir des années 1960 et qui ne demande qu’à être réinvestie.

Bien qu’un peu scolaire dans son approche, Un pays en commun a le mérite considérable d’aider à restituer cette pensée négligée à l’heure de l’individualisme, du postmodernisme et d’autres refuges de la pensée pour ceux qui acceptent au fond de se trouver sans emprise sur la collectivité à laquelle ils appartiennent.

Un pays en commun soutient une vive critique du multiculturalisme à la canadienne et de la société libérale. Le livre s’avère à cet égard particulièrement clair, précis et efficace. Nous sommes loin ici de la pensée binaire qui nous propose de croire que le national est dangereux pour plus facilement lui substituer un universel désincarné qui ne peut être en définitive que factice.

Éric Martin n’est pas dupe des débats médiatiques de surface qui servent le plus souvent de paravents pour cacher les structures, les médiations et les institutions qui reproduisent un système d’aliénation global. «Notre quotidien, écrit-il à raison, est marqué par le règne incontesté du travail aliéné, du productivisme et de la course à la croissance dans un monde libre-échangiste où, apparemment, les communautés politiques ne comptent plus.» La société québécoise est bloquée. Que faire pour la transformer?

Une indépendance qui ne serait pas couplée avec un projet social, plaide-t-il, ne reconduirait que les formes d’une aliénation en perpétuelle mutation. Il faut «un projet de démocratisation de l’économie et de la technologie». Et c’est précisément pour mieux réfléchir à de nouvelles avenues qu’il revisite la pensée de quelques éclaireurs envers qui nous avons à son sens un urgent «devoir de mémoire».

Comme le disait si bien Fernand Dumont en évoquant l’aventure des soulèvements de 1837-1838, «notre terre n’a pas été stérile pour la liberté», si bien que chacun « des groupes qui combat actuellement pour des valeurs peut trouver dans notre passé des ancêtres». C’est à la condition de cette plongée dans ces idées tirées du passé que nous obtiendrons pour l’avenir un éclairage plus juste des horizons de la liberté, croit Éric Martin.♦

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Éric Martin
Montréal, Écosociété
2017, 272 p., 22.00 $