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Pour l'écriture sans écriture

Pour l'écriture sans écriture
Dossier

Je retiens peu les vers. La poésie m’apparaît souvent insaisissable. Pourtant, deux vers de Verlaine, découverts alors que j’étais étudiant, ne m’ont jamais quitté et me reviennent souvent. Ils sont extraits de Sagesse (1880):

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là
Simple et tranquille

Ils ont toujours causé en moi une vive émotion, et le sentiment d’une immense beauté. Au fil des années, j’ai trouvé plusieurs raisons à cela – même si chercher à comprendre l’émotion se fait parfois au risque de la tuer. Ces deux vers marquent le vif élan spirituel d’une personne qui a tout perdu – Verlaine est en prison après avoir tiré sur Arthur Rimbaud, son amour –, on reconnaît le «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné» du Christ sur la croix. Or cet élan se heurte à l’émerveillement de la vie, «là», «simple et tranquille». Il faut imaginer Verlaine dans une cellule que ce si peu de réalité, quatre murs et la rumeur de la ville, sidère dans une expérience religieuse. La transcendance divine est pour moi vite reléguée au rang d’expression langagière, de tradition, pour être remplacée par le constat de l’être-là, dans sa simplicité oubliée, émouvante. «Là», déictique au travers duquel le monde entier peut passer. «Là», c’est «là» où je suis, là où se renouvelle ce que le philosophe Michel Bitbol appelle un «saisissement déictique», «le saisissement de me découvrir dans tout cela, maintenant, et ici1». Au fond de la tristesse apparaissent au poète l’émotion fondamentale de son existence, la terre première de ses joies et tristesses, l’être-là dans l’être du monde.

Quand on parle «d’écriture du réel», le problème est de définir le réel. Comment dire que telle écriture est plus proche du réel qu’une autre? Une distinction souvent faite est celle qui sépare l’imaginaire du tangible vérifiable. Mais en quoi l’imagination est-elle moins réelle qu’un objet? Pour Spinoza, par exemple, l’un, comme l’autre, est un mode d’une même et unique chose qu’il appelle la substance ou Dieu et que nous pourrions appeler le réel. Certains livres sont des fictions, d’autres non. Mais tous m’apparaissent comme des écritures du réel. Cela posé, je veux parler ici d’un type d’écriture qui n’est donc ni plus ni moins une écriture du réel qu’une autre, mais qui serait plus proche d’une écriture de la constatation du monde, de l’émerveillement et, plus précisément, de l’être-là devant l’être du langage. Langage qui ne dit pas le monde, mais qui est une partie du monde, un mode de la substance. Cette écriture dont je veux parler constaterait en quelque sorte: Mon Dieu, mon Dieu, le langage est là, simple et tranquille. Je veux parler de ce que le poète américain Kenneth Goldsmith appelle uncreative writing2.

L’écriture sans écriture est un livre très simple dont la lecture a fortement influencé mon rapport à la littérature. Kenneth Goldsmith nous y invite à réaliser à quel point le langage est partout autour de nous, à nous l’approprier, directement, à le modifier sans invention, par effacement, par ajout, par interversion, et à revendiquer la littérarité du résultat. À l’ère numérique, le langage est à portée d’un copier-coller: c’est une matière à sculpter. Par exemple, vous pouvez plus facilement que jamais, comme Goldsmith, recopier l’intégralité de tout ce qui est écrit dans le numéro d’un grand quotidien, le mettre dans la mise en page d’un livre3. Comme Charles Reznikoff, recopier des témoignages extraits des procès de Nuremberg 4, et les présenter en colonne à la façon de poèmes. Comme Vanessa Place, faire une œuvre des dernières paroles de condamnés à mort américains recueillies par l’administration pénitentiaire5. Comme Sophie D’Ivry, faire un collage de témoignages de gilets jaunes qui ont eu les mains coupées6. Comme Steve Giasson, recopier l’intégralité des dizaines de milliers de commentaires d’une vidéo YouTube montrant les attentats du 11 septembre et les disposer en deux tours de papier 7. Car l’écriture sans écriture peut aussi consister à effacer le texte. À retrouver le monde sans verbe.

La littérature, explique Goldsmith, est terriblement conservatrice. Alors que depuis plus d’un siècle, la pratique du ready-made est acceptée en art, le plagiat dans le monde des Lettres est encore soupçonné de nos jours de malhonnêteté, sinon considéré comme un péché capital. La critique littéraire, armée de la notion de transtextualité, s’arrête le plus souvent à reconnaître un écho d’une telle chez un tel, une référence subtile ici, une réflexion méta là.

Kawczak

Mais recopiez, à l’intérieur d’un roman ou d’un essai, quelques passages d’autres livres qui ne sont pas de vous, et ce sera un scandale. Le fait est que la littérature demeure prisonnière du paradigme romantique voulant qu’une personne particulièrement sensible ait capté de par son génie un langage supérieur. Ce paradigme s’adosse au développement du droit d’auteur, ratifié pour la première fois au monde en France à la toute fin du XVIIIe siècle et contemporain des théories modernes du libéralisme économique. Cette personne sensible touche de l’argent pour ses mots et se voit reconnaître un statut particulier symboliquement favorable dans la société. En cela, point de rupture significative avec l’ordre capitaliste néolibéral qui est le nôtre: l’auteur·rice est auto-entrepreneur·se. La littérature aura beau adopter des thématiques et des formes «subversives», tant que le paradigme romantique et le droit d’auteur règneront sur elle, il est à craindre qu’elle n’ébranle que peu les structures de l’état du monde. L’écriture sans écriture, bien qu’elle adopte souvent le marché traditionnel du livre pour sa diffusion, propose des avenues pouvant libérer certaines potentialités progressistes de la littérature en ce qu’elle abolit la «possession auctoriale»: elle peut remettre radicalement en cause la lisibilité et repense radi-
calement l’esthétique.

La pensée pragmatiste des arts, inspirée entre autres par William James et surtout John Dewey, telle que développée par Richard Sushsterman, Olivier Quintyn ou encore Jean-Pierre Cometti, m’apparaît la meilleure façon de comprendre les renversements que peut apporter l’écriture sans écriture à la littérature. Pour le dire simplement, les pragmatistes se détournent de toute pensée qui n’est pas en lien direct avec l’expérience humaine. Ainsi, il n’y a pas «d’art» ni de «réel» ni de «littérature», mais l’expérience d’un être vivant particulier dans un milieu donné. Par exemple, l’expérience esthétique, chez John Dewey, est un sentiment de complétude qui vient par surprise et à posteriori, et qui clôt une tension qui avait lieu entre l’être biologique et son environnement. Cela peut vous venir à la suite d’une partie de pêche ou alors que vous publiez votre recueil de poèmes. Quelque chose de souterrain vous y a poussé·es à votre insu, vous n’auriez su dire pourquoi, de la même façon que le castor ne sait pas pourquoi il construit son barrage, alors animé d’une urgence biologique. On comprend donc que le pragmatisme en art réfute les dictats esthétiques, venant souvent des classes supérieures, au nom d’une éthique de l’expérience.

Pas étonnant non plus que la critique pragmatiste s’oppose foncièrement à l’ordre néolibéral. Armé·e de cette pensée, il est alors possible de repenser les poétiques traditionnelles, de refonder l’idée d’auteur·rice et d’opposer un discours politique et artistique au discours dominant.

Évacuation de l’esthétique au profit de l’expérience, démocratisation de la pratique littéraire, remise en cause du droit d’auteur et de la notion de plagiat, opposition au marché de la culture: ce que j’ai voulu montrer, par ce détour pragmatiste, c’est que la pratique de l’écriture sans écriture appelle un pas de côté artistique, mais aussi intellectuel et politique. Je ne rejette pas la littérature traditionnelle – je suis moi-même éditeur et auteur de littérature traditionnelle –, mais je souhaite esquisser les possibles d’un tel pas de côté. La découverte du ready-made en écriture fut pour moi un véritable souffle et l’occasion de mener, en parallèle avec ma vie d’auteur traditionnel, une expérience personnelle et artistique qui enrichit ma vie, L’Autre Histoire du Ski, dans laquelle je cherche à saisir une infime partie du réel textuel qui enrobe ma vie8.

Recopier son permis de conduire, chanter une boîte de céréales, faire un poème d’un constat de décès,
un roman de tous les écrits lus dans une journée, une pièce de théâtre de votre dernier souper accompagné… Rien de cela n’est froid ni impersonnel. L’exercice vous amènera à réaliser votre présence et celle du monde. Il atteindra peut-être un degré d’intimité plus élevé qu’aucune littérature intime. Dans tous les cas, ce sera un exercice spirituel, l’exercice d’un saisissement déictique d’une conscience unique. Elle et le monde, simples, tranquilles ou furieux.

 


Paul Kawczak est éditeur aux éditions La Peuplade. Il est l’auteur de plusieurs livres et écrits littéraires ou portant sur la littérature.

  • 1. Michel Bitbol, Maintenant la finitude, Paris, Flammarion, 2019.
  • 2. Kenneth Goldsmith, L’écriture sans écriture: du langage à l’âge numérique, traduit de l’anglais par François Bon, Paris, Jean Boîte éditions, 2018.
  • 3. Kenneth Goldsmith, Day, Great Barrington (Massachusetts), The Figures, 2003.
  • 4. Charles Reznikoff, Holocaust, Boston, Black Sparrow Press, 1975.
  • 5. Vanessa Place, Last Words, Dijon, Les Presses du réel, 2015.
  • 6. Sophie D’Ivry, Cinq mains coupées, Paris, Seuil, 2020.
  • 7. [www.stevegiasson.com/fr/travaux/11-2012][/fn]. Comme Sara Charlesworth, présenter les unes du 21 avril 1978 de quarante-cinq quotidiens du monde entier, auxquelles vous avez retiré le texte et dont il ne reste que les imagesSara Charlesworth, April 21, 1978, 1978.
  • 8. [lautrehistoireduski.com]
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