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Police boréale

Isabelle Lafortune déploie une intrigue criminelle dans l’immensité de la Côte-Nord, où se croisent enjeux énergétiques et miniers, intérêts étrangers et résistance écologiste locale.

Polar

Isabelle Lafortune déploie une intrigue criminelle dans l’immensité de la Côte-Nord, où se croisent enjeux énergétiques et miniers, intérêts étrangers et résistance écologiste locale.

Il y a d’abord Sam, modeste résident de Schefferville – du moins, en apparence –, enfermé dans un bunker souterrain, non loin de ladite ville, par Gary Lindman, propriétaire de la Métal d’Or, une des nombreuses entreprises multinationales qui saignent le sous-sol de la Côte-Nord. Dans cette cachette dissimulée sous un camp de chasse se trouvent tableaux de maîtres et vins fins, mais aussi l’œuvre de Spinoza: Lindman a bien l’intention de discuter de philosophie, d’éthique et d’esthétique avec son prisonnier.

À Montréal, l’enquêteur Émile Morin, de la Sûreté du Québec (SQ), s’est mis en tête de coincer les minières du Nord pour leurs pratiques douteuses: il a pour cela créé une unité spéciale, baptisée Nyctalope, composée entre autres de Giovanni, son grand ami policier et écrivain. Émile a beau être assez familier avec la ministre de la Justice pour lui parler directement au téléphone, le projet Nyctalope ne fait guère de progrès. Quant à Angelune, la fille d’Émile, elle vit à Havre-Saint-Pierre avec son nouvel amoureux, où il et elle militent pour les droits de l’environnement.

Un cadavre sur le barrage

Sur le territoire de la Côte-Nord, ces personnages ont une histoire commune, narrée dans Terminal Grand Nord (XYZ, 2019), premier roman d’Isabelle Lafortune. Sept ans après les faits, les comptes ne sont toujours pas soldés: Émile se ronge encore d’inquiétude pour sa fille, victime d’enlèvement à l’époque, et il n’a toujours pas débusqué Lindman, disparu depuis des radars. Alors quoi de mieux que de prendre des vacances à Noël, pour penser à autre chose, et pourquoi ne pas se rendre à Havre-Saint-Pierre, pour fêter en famille? Voilà donc Émile et Giovanni, les deux compères désabusés, installés dans un chalet sans sapin – il ne faudrait pas heurter les convictions écologistes d’Angelune –, à essayer de ne pas trop boire ni trop ressasser, en attendant le souper familial. Hélas, à la centrale hydroélectrique de La Romaine-1, un cadavre est découvert, la bouche cousue de fil noir, et adjoint d’un message moitié écolo, moitié anti-Chinois. La ministre de la Justice tient à ce qu’Émile participe à l’enquête, aux côtés de la jeune profileuse Camille Labelle et de Bruno, le responsable des photos et de la reconstitution des scènes de crime. C’est ainsi que la maison de vacances se transforme en poste de commandement.

Il faut dire que la situation est délicate: d’une part, les autorités savent que des compagnies chinoises lorgnent du côté de l’électricité québécoise pour alimenter des fermes de minage destinées aux chaînes de blocs; d’autre part, Hydro-Québec vient de se faire doubler par un fabricant d’automobiles chinois pour l’invention d’une technologie de stockage de l’électricité. Chez Hydro, on soupçonne une fuite; or, les enquêteur·rices découvrent que la victime de La Romaine est le fils d’un grand industriel chinois, et qu’il est entré en contact avec Jonathan Dumont, chercheur à Hydro. Quant à la piste écolo, la grande crainte d’Émile est qu’elle mène à Angelune. Tout cela, sans compter la présence discrète d’une agente de la CIA, d’un horticulteur poète et amateur de la langue mandarine: lorsqu’Émile croit tenir une explication, les fils s’emmêlent toujours davantage. Et que faire, dans ce casse-tête, de la disparition inquiétante de Sam, dont tous·tes, sauf Émile et Giovanni, croient qu’il est simplement parti à la chasse?

«En choisissant l’écriture…»

En attendant le face-à-face qui mettra fin à ces mystères, les chapitres se succèdent, alternant les scènes entre Sam et Lindman et celles où l’on suit tel ou tel personnage. On remonte aussi dans le temps à mesure que s’explique l’affaire. D’autres chapitres sont narrés par Giovanni lui-même, bien que leur style ne diffère pas vraiment de celui du reste du roman. La présence d’un écrivain au sein de la narration aurait pu introduire un autre ton, plus radical. Je le mentionne, car il y a cette échappée, vers le milieu du livre, et dont je ne cite qu’un extrait, dans une tonalité que j’aurais tellement aimé lire ailleurs:

Parfois, j’en viens à me dire que si on ne peut pas travailler ensemble pour faire mieux, alors peut-être que la solution serait d’arrêter de faire des enfants. Je sais bien que ça n’arrivera pas […]. On se projette dans notre descendance en espérant qu’elle réalise la partie de nous qu’on ne pourra mener à terme. Je peux comprendre l’idée, il m’aurait bien fallu dix vies pour accomplir tous les projets qui me tenaient à cœur.

Voilà un polar écolo qui se tient parfois à distance de son sujet – en restant évasif sur les désastres que causent les minières et sur l’aberration énergétique que représentent les chaînes de blocs –, mais qui embrasse beaucoup d’idées, de personnages… De quoi y trouver son compte.

Auteur·e·s
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Isabelle Lafortune
Montréal, XYZ
Roman noir
2023, 456 p., 32.95 $