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Plongeon synchronisé

Elie Marchand signe une première pièce émouvante, un texte destiné à la jeunesse qui s’avère aussi formellement ingénieux que crucial en ce qui concerne les thèmes abordés.

Théâtre

Elie Marchand signe une première pièce émouvante, un texte destiné à la jeunesse qui s’avère aussi formellement ingénieux que crucial en ce qui concerne les thèmes abordés.

Codirecteur de Libre course, une compagnie de théâtre féministe pour l’enfance et la jeunesse qu’il a cofondée en 2018 avec Marie Fannie Guay et Marie-Ève Lefebvre, Elie Marchand traite dans une seule et même œuvre de l’identité de genre et du capacitisme. Le livre Sœurs Sirènes est paru à l’automne 2021 aux éditions du Remue-ménage.

Dès la première scène, on assiste à la rencontre de Charli et d’Agnès à la piscine. Le moment qu’il et elle redoutent le plus est celui du retour au vestiaire. Charli, du côté des gars: «Je prends mes vêtements et vais me changer dans les cabines des toilettes sans prendre ma douche.» Agnès, du côté des filles: «Tout le club de plongeon baisse les yeux quand je passe, fait semblant que tout est normal. La physiothérapeute, l’ergothérapeute et la psychologue me suivent au pas de course.» Alors que Charli, tout en s’efforçant de composer en secret avec sa transidentité, s’entraîne pour une compétition nationale de plongeon qui pourrait bien le mener aux Jeux panaméricains juniors de Mexico, Agnès, qui a perdu ses jambes dans un accident de bateau, se rend à la piscine deux fois par semaine depuis un mois pour des séances de réadaptation.

Étonnante synchronicité

Quand Agnès demande à Charli de lui réapprendre à nager, c’est le début d’une suite de riches moments de transmission entre les ados, dont les parcours sont marqués par une étonnante synchronicité:

Le 6 juillet de l’année passée, la même journée que mon accident, tu gagnais la médaille d’or qui allait te permettre de faire la compétition provinciale. Je me suis dit qu’on était un peu relié·e·s. Ça m’a aidée de croire ça. C’est absurde.

Les dialogues, parsemés d’apartés dans lesquels les personnages décrivent et commentent ce que l’autre est en train d’accomplir, sont entrecoupés de tableaux muets, plutôt oniriques, voire fantastiques, ainsi que d’aventures sous-marines enchanteresses ou angoissantes au cours desquelles il n’est pas rare de croiser des poissons, un lamantin et même quelques sirènes. Ces brefs interludes donnent accès aux mondes intérieurs des protagonistes.

Deux figures historiques s’invitent dans les échanges souvent ludiques entre les deux adolescent·es: d’abord, la plongeuse Annette Kellermann (1886-1975), inventrice de la nage synchronisée; puis la biologiste marine Sylvia Earle (née en 1935), première femme à avoir touché le fond de l’océan. Grâce notamment aux costumes et au maquillage, Charli et Agnès s’adonnent à des jeux de rôles qui les amènent à interroger la situation de handicap et les stéréotypes de genre. En somme, il et elle transgressent quelques règles, repoussent des interdits, redéfinissent les limites du possible.

Devenir une sirène – ou plus précisément en acquérir la force symbolique, le courage mythologique –, cela voudrait dire, pour Charli, de porter publiquement, et qui plus est lors du championnat panaméricain, le maillot de bain rouge, ce maillot une pièce pour femmes qui lui fait tant envie. Pour Agnès, cela signifierait d’enfiler une monopalme recouverte de tissu; une prothèse qui ressemble à une queue de poisson et qui lui permettrait de nager avec grâce et agilité.

Quand la pièce se termine, que le défi a été relevé de part et d’autre, Charli s’écrit dorénavant Charlie. Les deux amies ont appris à «danser librement». «Peu importe ce qui arrive avec mon plongeon, déclare Charlie, je suis déjà la première.» Agnès répond: «Moi aussi, Charlie, je m’apprête à être la première. Peu importe ce que les autres pensent, je suis déjà la première.» «Peu importe ce qui arrive, prononcent-ielles en chœur, on a déjà gagné.»

Déjouer l’uniformité

Dans sa postface, Maude Lafleur, doctorante et chargée de cours au Département d’études littéraires de l’UQAM, affirme à juste titre que «les personnages d’Agnès et [de] Charlie déjouent [l’]uniformité et créent de nouvelles possibilités»: «Plutôt que d’être présentées comme les antihéroïnes peu définies qui sont souvent au centre de ce genre de récits, elles se distinguent d’emblée de leurs pairs qui refusent de les accepter dans leurs rangs.» Ainsi, l’œuvre permettra à plusieurs de s’identifier, de se voir enfin, de se reconnaître et de se nommer.

Soulignons en terminant la grande qualité du travail d’édition. Pour éclairer le texte et ses enjeux, aucun effort n’a été ménagé: entretien avec l’auteur, glossaire des thématiques abordées, postface truffée de références, sans oublier les illustrations sensibles de Caroline St-Laurent, Caroline Blais et Marie Valade, dont certaines, situées dans le coin inférieur droit du livre, constituent un astucieux folioscope.

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Elie Marchand
Montréal, Remue-ménage
2021, 95 p., 15.95 $