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Petit précis d'autofiction

Quelque part au début du millénaire, une jeune Montréalaise trouve chez Nelly Arcan des mots pour nommer plusieurs de ses tourments.

Roman

Quelque part au début du millénaire, une jeune Montréalaise trouve chez Nelly Arcan des mots pour nommer plusieurs de ses tourments.

Mon ennemie Nelly s’amorce lorsque la narratrice, visiblement l’alter ego de l’autrice, Karine Rosso, revient à Montréal après plusieurs années à parcourir l’Amérique centrale et latine. Parmi les milliers de choses grandes et banales qui lui ont échappé durant son absence: l’arrivée de Nelly Arcan dans le paysage littéraire. Toute la première partie du livre relate par quel concours de circonstances la narratrice en est venue à avoir envie de lire l’autrice, à laquelle elle s’adresse directement: «à travers tous ces gens, derrière tous ces masques, se dessinaient les traits qui formaient ton visage: sans même m’en rendre compte, je te cherchais, animée déjà par je ne sais quel désir».

Étudiante en lettres, elle avait interrompu ses études pour filer vers le sud dans ce qui s’est avéré une «traversée initiatique pour renouer avec [ses] origines latines». La Québécoise de mère colombienne, qui avait répété qu’elle «ne sortirai[t] jamais avec un Latino», était revenue à Montréal avec un mari argentin, Leo, avec qui elle fabriquait et vendait des bijoux artisanaux. À son retour dans la métropole, elle délaisse peu à peu ce gagne-pain pour reprendre ses études littéraires. À travers les retrouvailles avec ses anciennes amies, le travail qu’elle décrochera bientôt, les murs de l’université qu’elle recommence à fréquenter — alors que son récit se parsème déjà amplement des mots de Nelly Arcan — l’autrice nous raconte comment cette œuvre s’est tranquillement imposée à elle, comme si l’écriture d’Arcan lui était «personnellement destin [ée]»: «J’eus à nouveau l’intime conviction que tu résumais les enjeux qui m’habitaient pour t’adresser directement à moi.»

Même si le titre et la conclusion du livre semblent suggérer une certaine confrontation entre les idées d’Arcan et celles de la narratrice — Arcan ose voir et nommer des choses qu’aurait préféré ignorer ou mettre de côté la protagoniste — le livre demeure un hommage à une pensée riche, à une œuvre qui, en moins de dix ans, aura réussi à laisser des traces pérennes, à une littérature qui a été célébrée et étudiée de maintes manières, notamment avec l’essai Nelly Arcan, trajectoires fulgurantes (Remue-ménage, 2017) qu’a codirigé Karine Rosso, qui a aussi consacré sa thèse de doctorat à l’écrivaine disparue trop tôt, en 2009, à l’âge de 36 ans.

Proposition bigarrée

Mon ennemie Nelly témoigne d’un tas de choses, dans un étrange désordre qui n’est pas sans intérêt. C’est l’histoire d’une décennie qui est déjà derrière nous, la première d’un siècle, et le récit est parsemé de références à cette époque où nous avions accès à internet sans y être engloutis.

C’est aussi la trace d’une réflexion féministe qui se raffine, notamment sur le rapport au corps, nourrie de plusieurs perspectives intéressantes: les spécificités culturelles, les violences sexuelles, la maternité et, bien sûr, la pensée de Nelly Arcan, dont les romans, mais aussi les billets publiés dans le journal ICI, sont largement cités.

Étrangement, bien que Nelly Arcan abreuve souvent de manière pertinente la réflexion de l’autrice — et même si la proposition du livre pourrait nous faire croire le contraire — le roman n’embrasse que partiellement l’œuvre d’Arcan. L’an dernier, Martine Delvaux avait réussi, avec Thelma, Louise & moi (Héliotrope, 2018), à disséquer un objet artistique, dans ce cas-là cinématographique, tout en livrant un témoignage personnel et puissant dans une forme où l’ultra-personnel et l’analyse du film ne faisaient qu’un. Ici, Karine Rosso ne parvient que rarement à atteindre cette force de frappe. Même si l’œuvre d’Arcan offre un éclairage pertinent sur le témoignage biographique de Rosso, les deux ne semblent pas toujours aussi intrinsèquement liés. Du moins, je n’ai pas ressenti que les mots d’Arcan avaient été nécessaires, vitaux, à l’autrice. Peut-être est-ce chez moi une fausse prémisse, mais il me semble que pour lier son récit à une œuvre de cette manière, il faut que le caractère absolument essentiel de celle-ci puisse apparaître au lecteur.

Si cet aspect du roman m’a moins convaincue, j’ai été séduite autrement. Plusieurs des pistes qui amènent l’autrice loin d’Arcan s’avèrent les plus intéressantes à suivre. Mon ennemie Nelly est aussi un petit cours d’autofiction — un mot qui était d’ailleurs omniprésent au tournant du millénaire — avec toutes les références nécessaires pour approfondir le sujet si désiré, à commencer par une magnifique citation de Virginie Despentes en épigraphe, puis de très justes réflexions, inspirées d’un cours de baccalauréat:

Nous allions, dès les premiers cours, lire La honte, La brèche et Quitter la ville. Elle nous parla du corps autofictionnel plus meurtri qu’exhibitionniste, un corps souffrant, honteux, montré à la face du monde (mais pourquoi?), sous les projecteurs et dans toutes les vitrines. Tes romans n’étaient pas au programme, mais je sentais (je savais) que ces lectures allaient m’y mener.

On y parle aussi d’Annie Ernaux, de Sylvia Plath, de Mélikah Abdelmoumen et de Christine Angot. De l’autofiction pour apprivoiser l’autofiction? Ça semble logique. ♦

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Karine Rosso
Montréal, Hamac
2019, 186 p., 19.95 $