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Perversité réjouissante

Perversité réjouissante

Avec Von Westmount, Jules Clara offre un court roman cinglant qui débusque des rapports modernes de maître à esclave.

Thématique·s
Roman

Avec Von Westmount, Jules Clara offre un court roman cinglant qui débusque des rapports modernes de maître à esclave.

Thématique·s

Aline vit à Montréal. Anglo-canadienne par sa mère et québécoise par son père, elle cumule les petits boulots qui lui permettent de reconduire, de mois en mois, sa précarité triste, mais elle ne parvient pas à sortir la tête de l’eau. Pourtant, Aline ne vient pas de nulle part: elle est issue de la classe moyenne urbaine, ses parents sont éduqués, elle a eu la chance de voyager. Toutefois, sa vie lui semble vide de sens. Son existence se disloque définitivement après le décès de sa mère, la seule personne qui pouvait lui apporter un amour stable et réconfortant. S’abîmant dans une tristesse morne – reflet d’une époque étouffée par les exigences économiques d’un néolibéralisme sans âme –, la protagoniste saisit ce qui lui apparaît comme une occasion salvatrice: travailler pour les Von Westmount, une riche famille anglophone du Golden Square Mile. Aline n’a pas de plan arrêté pour fuir sa vie. En revanche, trois principes la guident: «1. Il ne se cache plus grand-chose vers l’avant. 2. Il faut miser sur le sommet. 3. Il faut cibler les bonnes personnes et les bons lieux.»

Ironie narquoise

Le roman est tout imprégné de l’ironie narquoise d’une instance narrative qui semble prendre plaisir à mettre en évidence les cruautés ponctuant le calvaire ordinaire d’Aline. Adoptant un rythme dynamique, galvanisant le récit par des paragraphes d’une seule phrase (souvent caustique), multipliant les points de vue et les sauts chronologiques, la narration bâtit, à mesure que le récit progresse, une mécanique perverse qui dépossède Aline et conduit l’œuvre jusqu’à sa toute dernière phrase, vers une fin cynique et cruelle qui ne sera pas révélée ici.

Entre une Montréal basse, routinière et étouffante, avec son rythme «métro, boulot, dodo», et les hauteurs de la montagne, où s’élève la résidence des Von Westmount, Jules Clara parvient habilement à faire basculer le récit d’une intrigue générationnelle et réaliste vers une poétique romanesque – celle qu’implique une vieille famille dans un manoir – plus à même d’épurer les thématiques et les fantasmes portés par le livre. La violence du travail sur les corps, la rancœur d’une société québécoise à l’égard de la domination anglophone, la pression sexuelle exercée par le patriarcat sur les femmes, l’écoanxiété galopante: tout cela prend des proportions particulières dans le cercle fermé de l’univers des Von Westmount. Le dressage des postures corporelles d’Aline, le mépris des convives pour la population francophone lors d’un souper, le patron libidineux, une nuit de tempête exceptionnelle deviennent les transpositions narratives des problèmes de la vie d’Aline. Le romanesque ne donne jamais de réponses: il est un lieu où prolifèrent les contraires et où se profilent les tendances cachées.

Submissive person

L’ironie de la narration entretient une équivocité bienvenue, notamment en ce qui concerne la dimension politique du parcours d’Aline. Le texte souligne le fait qu’être dominé·e peut bien souvent entraîner la volonté de dominer. La perspective d’Aline, lorsque cette dernière choisit de s’engager auprès de la famille bourgeoise, est avant tout individualiste. Si Von Westmount est un récit, c’est peut-être in fine celui de l’éducation cynique. La protagoniste porte en elle la rage de sa mère et celle de milliers de femmes, dont les corps et les aspirations ont été malmenés par le salariat patriarcal, mais elle ne se jette pas moins aux pieds des dominant·es, à qui elle donne son corps en dressage. C’est ce que semble vouloir lui faire comprendre l’aînée des Von Westmount, Clementine, jeune fille à la perspicacité hors norme qui se joue d’Aline autant qu’elle a pitié d’elle. Lors d’un jeu, The Five Questions Ritual, Clementine lui demande à brûle-pourpoint: «Would you say you are a submissive person?»

Tout paraît perdu pour Aline, plus esclave que jamais. Or, la découverte d’une sombre histoire de famille – cliché qu’autorise la transposition romanesque entraînée par l’univers des Von Westmount – conduit le personnage au summum de sa soumission – summum qui pourra alors devenir, par une forme spécifique de la dialectique du maître et de l’esclave (laquelle veut que la passivité du maître finisse par le perdre), l’occasion d’un éventuel renversement. Dans un monde de richesses dominantes, chargé des fantasmes conférés par la fiction, Aline vit l’expérience de son irréductible volonté d’élévation. Que signifie cette volonté? Quelle est-elle? Que coûte-t-elle? Quels possibles ouvre-t-elle? Voilà autant de questions que soulève avec subtilité et profondeur Von Westmount. On pourra regretter quelques déséquilibres dans l’économie du roman, grippant une tension générale qui aurait pu être plus forte. Certains chapitres auraient pu être plus longs; d’autres, plus courts. Cela n’enlève rien à la pénétration de vue de ce livre, empreint d’une perversité réjouissante.

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Jules Clara
Montréal, La Mèche
2022, 180 p., 22.95 $