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Performer une libération

Performer une libération

Dans ce récit fragmenté, mais porté par une force et une lucidité implacables, l’écrivaine Leanne Betasamosake Simpson inscrit l’intimité des luttes autochtones vécues au quotidien.

Traduction

Dans ce récit fragmenté, mais porté par une force et une lucidité implacables, l’écrivaine Leanne Betasamosake Simpson inscrit l’intimité des luttes autochtones vécues au quotidien.

Publié en 2013 en version originale anglaise, Cartographie de l’amour décolonial — œuvre phare de l’essor d’une littérature autochtone —, paraît enfin en français (dans une belle traduction de Natasha Kanapé Fontaine et d’Ariane Des Rochers). Les textes de qualité publiés par les écrivains d’origine autochtone foisonnent depuis deux décennies, tant en français qu’en anglais; une génération d’auteurs (Tomson Highway, Naomie Fontaine, Richard Wagamese) est parvenue à faire de l’existence actuelle sur les réserves et hors d’elles un moteur à une prise de parole oscillant entre la violence, la lucidité et la consolation. Ce renouveau présente des subjectivités impliquées, souvent meurtries, au regard dur et assez ironique sur leurs conditions d’existence, sans chercher à occuper un statut de porte-parole. Au contraire, ce qui surgit, ce sont des voix personnelles, avec leur corporalité, leurs intonations et leur lexique problématique. Cette écriture bouscule les représentations, joue entre les genres en restituant des manières anciennes de raconter et en les jumelant à de nouvelles formes (performance, musique, slam).

Leanne Betasamosake Simpson, activiste au sein d’Idle No More, professeure et musicienne, dans Cartographie de l’amour décolonial, son premier récit après des essais et de la poésie, a réussi à intégrer tous les traits de ces écritures nouvelles et à en proposer une version crue, tendre, à vif, où l’oralité est incarnée, où la soif de façonner ses propres histoires agit comme une purge libérant les personnages de la chape de plomb de trames déjà écrites.

Une marginalité attestée et contestée

Dès le titre, la familiarité de la marginalisation des Premières Nations saute aux yeux, les termes synthétisent la manière dont une politique coloniale s’infiltre dans les corps et dans les esprits, tout en soulignant les traces, les portages, les trouées à découvrir pour cartographier d’autres perspectives sur le monde. Une visée politique émane du texte, mais celle-ci ne se campe pas dans des énoncés lénifiants ou des slogans rassembleurs. Elle tient davantage dans la capacité à dire un monde concret, dans lequel l’insistance est mise non sur les conflits vécus par les Autochtones, mais sur la manière donc ces événements sont intériorisés et avalés par la narratrice et ses proches. Il n’y a jamais une volonté de représenter ces batailles de manière typique ou sous un angle englobant; surgissent plutôt les gains et les pertes qui en découlent.

Le récit est en fait une collection de moments, où la narratrice est soit activement à la recherche d’une place à elle dans son monde, soit un témoin acerbe de rapports de pouvoir qui autrement échapperaient au regard du lecteur. Les histoires se déroulent partout au Canada, montrent la mobilité de la narratrice, ses connexions avec des membres de plusieurs nations, son intégration oblique à la société contemporaine. En quelques pages intenses, portées par une vitalité du regard, une tonalité ironique et des émotions complexes, elles dégagent une urgence et un horizon, qui initient un destin. Dans cette voix qui se cherche, se tiennent des accents de vérité troublants. Avec le récit d’une ourse captive, d’une excursion de pêche improvisée, d’une transmission (et d’une réécriture) d’un conte sur les Windigo, d’un deuil éprouvé au curling, Betasamosake Simpson fait preuve d’une justesse du regard et d’une acuité à cerner les traits qui hiérarchisent les individus et qui les positionnent dans des culs-de-sac. Ce travail est d’une grande précision grâce entre autres à la pertinence des références convoquées, qui concrétisent le parcours de la narratrice, comme la liste des objets déménagés par un amant dans le chapitre «Un magnifique désastre» et les allusions musicales actuelles.

Une langue décoloniale

La langue nishnaabeg partout présente est transcrite comme allant de soi, sans que la traduction n’intervienne, outre quelques cas où celle-ci sert à montrer le complexe sens de l’observation de l’idiome. Pas de traduction simultanée, pas d’explication. L’oscillation constante entre les langues place le nishnaabeg au centre du savoir littéraire transmis et des histoires racontées. Il indique un destinataire privilégié, le concitoyen nishnaabeg, à qui il est demandé de participer à ces histoires et d’en être l’héritier transformé. Cette posture éthique exclut l’idée de l’exotisme, voire du pittoresque, pour mieux camper un présent fort de sa tension avec le passé. L’œuvre devient un lieu de négociation et un espace de réécriture, de performativité, redonnant au lecteur une capacité d’action.

Dans les histoires de Betasamosake Simpson, la communauté est absente, disloquée ou étouffante, qu’elle soit autochtone ou occidentale, mais elle se recompose dans une dimension queer. Ses récits présentent des relations précaires, vulnérables, mais enracinées dans un présent fort, où l’adéquation aux autres semble plausible. Ces relations diffuses, avec peu d’attaches, où la contrainte est évoquée, mais de l’extérieur, par petites touches, avec une volonté ferme de la déjouer, d’en dilapider la trame pour y inscrire une présence, celle de la narratrice, sont autant d’îles d’une cartographie à réaliser, d’expériences invisibles qui accèdent avec l’autrice à la conscience, dans la douleur et la joie (éphémère). ♦

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Leanne Betasamosake Simpson
Natasha Kanapé Fontaine et Ariane Des Rochers
Montréal, Mémoire d'encrier
2018, 152 p., 19.00 $