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Parasomnies

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Ma porte est entrebâillée et la lumière du corridor se glisse timidement dans ma chambre. J’ai conscience d’être dans mon lit. Mon corps endormi est lourd, mais je sens les draps de coton humide contre ma peau. Mon corps est endormi, mais ma tête est bien éveillée. Tout comme mes yeux, mes oreilles, qui voient et entendent.

D’abord, il y a ses pas pesants dans les marches. Puis la porte d’entrée s’ouvre en se plaignant comme un animal blessé. Je sursaute intérieurement.

Je panique, je m’affole, je me cache et j’enrage – tout ça à la fois. Mais je ne bouge pas d’un poil.

Passant devant ma chambre, le visiteur s’immobilise. Dans mes oreilles, sa respiration se mêle à la mienne, un concert de halètements chez lui sadiques, chez moi désespérés.

Je le sais: mon désarroi l’amuse.

Je me fige. C’est un cauchemar.

Rien d’autre qu’un cauchemar.

Mes mains crispées s’enfoncent dans la matelassure et je sombre, impuissante, dans mon film d’horreur taillé sur mesure.

Enfant, je suis fascinée par les mains de grand-maman Rosa. J’aime absolument tout d’elles: les veines bleues et saillantes qui les serpentent, les longs doigts crochus aux jointures boursouflées et douloureuses, la peau translucide, presque aussi friable que celle qui se forme sur les bols de soupe Lipton qui refroidissent peu après qu’elle me les a préparés.

Plus jeune, ma mère a déjà les mêmes: des mains qu’on dirait sans âge parce qu’elles ont trop vécu.

Grandes voyageuses, les mains des femmes de ma famille ont assisté au passage des siècles.

Ce sont des mains de sorcières.

Rosa me raconte comment sa mère est virée folle. J’ai cinq ou six ans, et elle m’explique que mon arrière-grand-mère a vu le diable dans ses cartes de tarot. Pas juste l’arcane xv, non. Lucifer en personne. Ne faisant ni une ni deux, mon aïeule a donc lancé Bateleur et Roue de fortune, épées et damiers dans le foyer. Qu’elles brûlent, ces cartes des enfers! Qu’elles crament, elles, et le mal, le vil, l’abject qu’elles insufflent dans le cœur des hommes!

Mais il était déjà trop tard.

Selon grand-maman Rosa, il faut que ma mère se départisse de son tarot de Marseille avant de perdre la raison, elle aussi. On ne badine pas avec les forces obscures.

Grand-maman Rosa me raconte comment sa mère est virée folle et moi, je revois l’ombre dressée dans l’embrasure de ma porte, hier soir. Cette silhouette longiligne sans visage qui m’observait, silencieuse, me croyant sans doute endormie. Je repense à mon cri muet, désespérément inoffensif.

Grand-maman Rosa me raconte comment sa mère est virée folle, et j’ai un peu peur que ce soit héréditaire, ça aussi.

La visière de sa casquette rouge fait de l’ombre sur la partie supérieure de son visage, mais je devine son regard moqueur, voire mesquin, à l’image de ce redoutable rictus qu’il affiche en m’observant. Il s’est accroupi non loin de ma commode, comme assis sur une chaise invisible, les mains en prière. Il attend.

J’ai le souffle court. À mesure que je me liquéfie de l’intérieur, sa grimace, elle, gagne en cruauté. Mon angoisse coule de partout, ça déborde, et il sort la langue, se régale. Mes bras, ces salauds, demeurent sourds aux commandes que leur envoie mon cerveau. Ils pèsent mille tonnes chacun et m’interdisent tout mouvement. Je reste donc tournée vers l’envahisseur, le laisse me grignoter de son regard sans yeux, tétanisée. Dans mon ventre, porté par un mélange de peur et de rage, se forme un hurlement si puissant que j’ai la conviction qu’il viendra à bout de l’apparition. Rien ni personne ne pourra quoi que ce soit contre la violence de ce cri. Mais aussi sauvage, aussi redoutable soit-il, il reste coincé dans ma gorge, m’étouffant au lieu de me soulager. Je vais mourir ici, comme ça, figée, incapable de me défendre.

Le Diable n’est pas nécessairement négatif. Surtout pas s’il est tiré à l’endroit. Décemment entouré, l’arcane peut d’ailleurs s’avérer très positif. Sur la carte, la créature hermaphrodite exhibe ses organes génitaux en grimaçant alors que ma mère fait mon éducation. Ainsi, le Diable représente nos désirs, nos instincts primaux, nos excès…

Tout ce qui fait de nous des êtres humains.

Il serait donc réducteur, malhonnête même, d’y voir une aberration.

C’est mon arrière-grand-mère qui lui a enseigné l’art de la divination et ma mère accepte de me le montrer à son tour quand j’ai environ dix ans. Cela dit, elle refuse toujours de tirer les tarots pour moi. Elle ne souhaite pas connaître ce que l’avenir me réserve – au cas où j’aurais la malchance de piger le Diable en position inversée, sans doute.

Avant de nourrir les flammes du foyer de son tarot, mon arrière-grand-mère lisait aussi dans les feuilles du thé, mais ce savoir païen a malheureusement disparu avec sa raison. J’ai bien essayé de solliciter en moi la sorcière. J’ai un don – c’est ma mère qui le dit, et ces rêves qui me tiennent éveillée en sont la preuve. Mais j’ai eu beau consulter les trois livres qu’on trouvait sur le sujet, à la bibliothèque municipale, je ne comprends absolument rien aux motifs obscurs qui tachent le fond de ma tasse. Et puis le goût du thé me donne mal au cœur.

À l’abri dans le sous-sol, alors que les hommes jouent au cinq cents à l’étage, grand-maman Rosa accuse ma mère de lui avoir jeté un sort. Ce Noël-là, j’apprends que ma grand-mère entend des voix. Elle peut aussi voir des gens. Ce sont eux qui la réveillent, la nuit. Comme moi, elle est incapable de réagir. Comme moi, elle n’arrive pas à crier. Comme moi, elle a peur.

Les psaumes et les prières se sont avérés aussi inefficaces que le feu sur un jeu de cartes. Elle qui a voulu conjurer le mauvais sort avec ses bondieuseries, elle qui refusait de finir comme sa mère, la voilà rattrapée par son destin.

Je suis à l’université. Après des études en théâtre, j’ai eu une écœurantite de surnaturel. J’ai rangé mon tarot. J’ai jeté ma planche de ouija. À présent, je n’aime mes fantômes que dans ces films que je consomme comme une héroïnomane, à coups de deux ou trois doses par jour.

Dans mon cours préféré, on analyse les séries B autant que les classiques. De long en large. C’est de l’art. Mais c’est foutrement rationnel et ça me fait du bien. The Shining me parle des massacres des Navajos; Alien, de maternité, et Videodrome, des théories de Marshall McLuhan. Je ne ressens plus de peur. Autour de moi, on dit: j’espère réussir de nouveau à regarder un film sans me poser dix mille questions. Moi, j’espère le contraire. La pensée cartésienne me libère. Je veux, toujours, me poser dix millions de questions, tout décortiquer, jusqu’à ce que chaque monstre réponde à un code précis.

Malgré tout, la nuit, mes démons me rendent visite. Toujours.

Toujours lui. Toujours sa casquette rouge. C’est la troisième fois, cette semaine. Il me regarde, me sourit. Mais ne me parle jamais.

Un hurlement silencieux m’enserre la gorge. Je suis Janet Leigh dans sa douche, mais le téléviseur est sur mute. Je suis toutes les sacrifiées des films de série B qui n’ont pas réussi à faire marcher leurs jambes à temps. Je suis celle qui meurt en premier, je suis celle qui meurt en dernier. Je suis toutes celles qui meurent, à répétition, jusqu’à la fin des temps.

Ma mère croit qu’il s’agit d’une entité que j’ai attirée grâce à «mon don». Selon elle, je devrais arrêter d’avoir peur et tenter de lui parler.

Ma mère a trop regardé The Sixth Sense.

À l’église Sainte-Bibiane de Richmond, le curé trace le portrait d’une femme troublée. Pendant qu’il parle, je regarde les yeux doux de ma grand-mère. C’est une bonne photo d’elle. C’est d’ailleurs ce que tout le monde dit, en la voyant: c’est une bonne photo, où l’on ne devine pas les tourments, les peurs, les énervements des derniers temps, alors que la religion qui aurait dû la sauver n’arrivait plus à la calmer.

Le curé compare ma grand-mère à une Jeanne d’Arc sans cause et sans armée. Il y a plusieurs façons de traiter quelqu’un de fou…

Le garçon à la casquette rouge se redresse. Je déglutis… Ça y est. Il va s’approcher. M’écraser. M’anéantir… Mais après m’avoir offert un sourire énigmatique, il sort. Il s’aventure dans le corridor et s’approche dangereusement de la chambre de ma fille. Et si, et si, et s’il fallait qu’il s’en prenne à elle?

À mesure que je sens le cri se former dans mon ventre, mon cerveau cartésien prend le dessus. Je dors. Je dors. Je dors…

Je dors. Même si je suis bien réveillée.

Et mon hurlement réussit enfin à s’échapper de mon corps-prison – qui, du même coup, s’anime enfin.

Quand je lui parle de paralysie du sommeil, ma mère se ferme comme une huître. Et si j’insiste, lui rappelant les visions cauchemardesques de Rosa, et les siennes, arguant qu’il y a une explication médicale à tout ça… elle se rembrunit. Elle refuse de mettre en doute l’existence de nos visiteurs nocturnes. Elle refuse que je lui enlève ça.

Ce qui me rassure la perturbe. Je devine que, pour elle, l’absence de surnaturel est plus dérangeante encore que tout ce qui se terre dans le noir et dans l’inconnu. Qu’elle est plus néfaste qu’un Diable tiré la tête à l’envers. Comme mon arrière-grand-mère balançant son tarot dans les flammes ou la foi absurde de Rosa, ma quête de sens vient ébranler les fondations de ma famille.

Ma mère préfère ses fantômes libres.

Troublée, je regarde mes mains, si semblables aux siennes. À celles de grand-maman Rosa. Et de sa mère à elle aussi, probablement. Je regarde mes mains, mes mains de sorcière.

Et je sais que toute la science du monde ne m’empêchera pas d’attendre, tous les soirs, une fois couchée, la visite du garçon à la casquette rouge.

 


Depuis qu’elle a abandonné la sorcellerie, Marie-Eve Bourassa se consacre à l’écriture. Elle est l’autrice de plusieurs ouvrages, dont la trilogie Red Light (VLB; 2016,2018), prix Arthur-Ellis du meilleur roman policier canadien en français et prix Jacques-Mayer de la Société du roman policier de Saint-Pacôme. Elle écrit aussi pour les ados.

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