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Papillons de nuit

Deuxième parution de Charles-Étienne Ferland, auteur âgé de vingt-six ans, Une dent contre l’ordinaire témoigne de son potentiel grandissant.

Littératures de l'imaginaire

Deuxième parution de Charles-Étienne Ferland, auteur âgé de vingt-six ans, Une dent contre l’ordinaire témoigne de son potentiel grandissant.

J’avais été plus ou moins convaincue par Dévorés, son premier roman, qui nous entraînait dans un Montréal post-apocalyptique ravagé par des abeilles cannibales. L’action était confuse, les personnages, parfois esquissés, l’écriture, cahotante par moments et l’intrigue m’avait semblé improvisée. Au contraire, Une dent contre l’ordinaire montre une cohérence certaine dans l’agencement des quatorze brèves histoires au sommaire, comme si — du moins pour l’instant — le jeune écrivain était davantage à l’aise avec les textes courts. Je souligne au passage l’initiative (trop rare) des éditions Prise de parole de publier un recueil de nouvelles d’imaginaire, ainsi que de le doter d’une jolie couverture à rabats et d’une mise en page avenante.

Quand bourdonne le banal

Le recueil commence en fanfare avec « Un appétit d’ordinaire », texte fantastique et surréaliste dans lequel les téléphones sont des homards, les ampoules ont des jambes, les avions battent des ailes, et les réfrigérateurs mordent (pratique pour réprimer les fringales de minuit). Ferland adopte une tonalité que l’on ne retrouve guère actuellement en imaginaire québécois ou franco-canadien, sinon chez Dave Côté, qui manie l’absurde avec un naturel similaire. Comme chez Côté, l’humour est au rendez-vous dans Une dent contre l’ordinaire, employé avec justesse, par exemple lorsque Betty s’exclame, après avoir pris connaissance des songes de son conjoint : « Dis-le donc que t’aimerais mieux que j’aie juste deux yeux comme les filles de tes rêves ! »

J’ai trouvé dommage qu’aucune des autres nouvelles ne relève du registre d’« Un appétit d’ordinaire », même si certaines sont presque aussi puissantes. La quatrième fiction du recueil, « Humain en conserve », offre une intéressante réflexion sur l’existence prolongée à l’intérieur de cuves gériatriques. Une fois par mois, la narratrice et son fils vont « réveiller » leurs ancêtres. Et ils ne sont pas les seuls à visiter leurs aïeux immortels, « éternels demi-dieux léthargiques » : le nombre d’êtres maintenus en vie artificiellement a dépassé celui des vivants ! « Le numéro407 », onzième nouvelle, est pratiquement de la même trempe ; nous y suivons un cobaye qui arpente virtuellement Ovar, une ville du Portugal (le chanceux !). Il peut ainsi « voyager dans un lieu de rêve, en toute sécurité durant [son] sommeil avant de [s’y] rendre physiquement ». Mais serait-il possible qu’il y ait des accrocs dans le programme ?

Cinq textes de qualité moindre, mais sympathiques, complètent Une dent contre l’ordinaire, « Les murs n’ont pas que des oreilles » (un mur dévoreur), « La cicadelle » (des cigales automatisées dans un univers totalitaire), « L’homme qui marchait sous la pluie » (un fantôme sur la plaine pendant les averses), « Post(e) mortem » (une jeune cycliste malchanceuse se retrouve au purgatoire après avoir affirmé qu’elle « donnerai[t] [s]a vie pour ne plus avoir d’accident ») et « Sens unique » (cauchemar sur la plage entre amis). Trois nouvelles relèvent en outre respectivement du réalisme (« La grange » et « Poisson rouge ») ou du noir (« La liste d’Élodie »).

Les trois dernières fictions appartiennent à mon avis à la catégorie « remplissage de recueil », puisque l’ouvrage, même avec quatorze textes, totalise 118 pages. Charles-Étienne Ferland aurait dû prendre le temps d’écrire d’autres histoires — voire d’attendre 2020 — plutôt que de nous proposer « Une musicienne oubliée », récit banal de cigale, « Show-Bizz », gag qui ne fait pas mouche (!) à propos d’un insecte qui feint d’animer à la radio, et « Parhélies », pseudo-poème très narratif qui, en plus de rompre avec l’ensemble, indique que l’auteur est moins à l’aise avec la versification.

Escales nocturnes

Quelques motifs récurrents parsèment habilement Une dent contre l’ordinaire : le poisson rouge, le nombre 407, les insectes… Il faut dire que Charles-Étienne Ferland est étudiant à la maîtrise en entomologie et que ses connaissances sur les arthropodes sont perceptibles et bonifient quelques-unes des intrigues. Il écrit même dans « Show-Bizz » qu’« il y a quelque chose de profondément poétique à contempler ce qui est infiniment plus petit que soi ». Le jeune auteur n’a toutefois pas résisté à terminer son recueil par une autoréférence non pertinente au sujet de son premier roman, ce qui est regrettable. J’espère également que ses prochaines nouvelles seront pour certaines plus longues, plus amples, car Charles-Étienne Ferland a des idées enthousiasmantes, mais n’alloue pas toujours l’espace nécessaire à leur déploiement.

Si vous souhaitez découvrir ses écrits, je vous invite à mettre votre « plus beau scaphandre » et à plonger dans les abysses chatoyants d’Une dent contre l’ordinaire. En plus de proposer de courtes mais réjouissantes escales en territoires surréalistes, le livre vous donnera sans doute envie, comme à moi, de suivre l’imaginaire vrombissant de Charles-Étienne Ferland. ♦

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Article au format PDF
Charles-Étienne Ferland
Sudbury, Prise de parole
2019, 118 p., 19.95 $