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Ouvrages marquants

Hommage

Comment ne pas répondre à la question

René Lapierre

Si on considère les livres du point de vue de la littérature, et des instances de légitimation qu’elle réunit, il est certainement possible d’imaginer pour eux des préférences et des classements. Les livres deviennent dans cette perspective des cristallisations, chacun révélant à la manière d’un prisme sa lumière et sa tonalité au sein d’un continuum de possibilités. Si on les considère du point de vue de l’écriture, cependant, les livres cessent de se présenter comme des objets au sens externe, et n’induisent plus tant des préférences que des liens, des conductibilités. En sorte qu’il ne me paraît pas possible de préférer absolument tel ou tel livre, à n’importe quel moment de la vie. Accorder à une œuvre un statut préférentiel signifie aussitôt faire exception au continuum pour la placer en position de surplomb ou d’exemplarité. Préférer, c’est déjà exclure. Aimer est à la fois plus simple et plus difficile : plus vigilant, plus éveillé.

Aux Herbes rouges, François et Marcel Hébert ont toujours veillé justement à ce que les livres circulent. Accueillir un auteur n’a jamais consisté pour eux à l’inscrire dans un catalogue, mais à ouvrir avec lui un espace nouveau de leur maison, à reconnaître avec lui le sens de ce qu’est — et de ce que peut encore — l’écriture. Pierre Samson a un jour parlé des Herbes rouges comme d’un « multiplicateur de lectures1 ». C’était parfaitement juste. Nous ne parlons pas ici d’une activité de production littéraire dans un sens plus ou moins indifférencié, mais d’une perpétuelle mise en tension, sinon en conflit, des démarches et des œuvres. Il me semble de plus en plus que c’est au sein de cette tension — dans la lecture aussi bien que dans l‘écriture — que toutes les voix des Herbes rouges (sans exception aucune, au gré de leurs différences et de leurs frictions), traversent non seulement les livres mais les sujets, leur discipline et leur engagement. ♦


Depuis une quarantaine d’années, René Lapierre a publié des essais, des textes d’engagement, des romans et plusieurs recueils de poésie. Depuis 1994, tous ses livres sont parus aux Herbes rouges.

 

Sertir la quotidienne noirceur

Corinne Chevarier

Il y a des livres qui nous marquent en nous déstabilisant, nous amenant ailleurs, loin de nous, et il y a ceux qui, mystérieusement, semblent si proches de notre univers qu’on dirait qu’ils nous chuchotent à l’oreille. Ce n’est pas nécessairement une caresse, ce sont parfois des mots qui blessent à la sortie comme des échardes qui se glissent sous la peau. La parenté peut être réconfortante comme elle peut faire mal, mais parfois, de reconnaître un univers et une manière de découper les choses s’avère aussi stimulant que douloureux. « Souvent, la nuit, je pense aux mots de mon père. Une main invisible serre ma gorge tandis que je les répète, à voix basse, la tête cachée sous les couvertures. » Par ces mots, Danielle Roger, en marchant sur la fine ligne qui serpente entre la prose et la poésie, me rejoint dans la chute infinie de la tristesse profonde que vit une petite fille, et dont elle est le seul témoin impuissant. Une chute sans fin, à l’intérieur de soi, qui, sur son passage, engouffre l’enfance, la vie, l’avenir.

C’est que certaines enfances ne sont pas spectaculaires ; on ne peut pas dire que c’est incroyable ce qui nous est arrivé. On ne nous a rien fait, mais on nous a tout fait. Les dommages sont là, dans ce corps où chaque jour a laissé s’enfoncer ces éclats de verre qu’on ne parvient pas à retirer. Ces jours qui nous ont montré la souffrance, mais aussi l’art de faire mal. « De mon père, j’apprends les mots de combat. C’est comme apprendre le maniement d’armes./Il suffit de viser juste et de tirer, sans hésiter. Il faut aussi réussir du premier coup./Il n’y a pas de seconde chance. »

Éclats de verre en vase clos m’émeut. Danielle Roger réussit à toucher avec beaucoup de finesse et de précision, la douleur palpable et confuse que l’on ressent lorsqu’on est trop petit pour agir dans un nid familial qui ressemble à un champ de bataille. Là où les mots sont des armes, et où l’on est à la fois victime et témoin nécessaire de la haine et de la détresse de ses parents.

J’aime cette façon de sertir cette quotidienne noirceur, sans enlever la tendresse et la douceur de cette enfant pour ses parents, mais sans qu’elle perde sa lucidité sur ceux-ci, sur elle-même. « Mes mains sur le clavier se détachent de mon corps. Je survis dans le désordre des mots lancés au-dessus de ma tête. Je n’ai plus peur de la guerre. J’écris l’impuissance et la haine./J’écris la haine de l’impuissance./Mes mains attrapent les mots, avant que retombe la poussière, avant la cendre, avant la petite mort de l’oubli. »

Je retrouve aussi dans cette écriture, ce besoin de coucher sur le papier, le fruit du pèlerinage intérieur que l’on n’a pas le choix de refaire pour voir l’état actuel des choses qui nous habitent, pour tenter de se détacher de cette enfance une fois de plus, car ces blessures, ces mots, quoi que l’on vive, ne nous quittent jamais vraiment et peuvent faire de nous, si l’on baisse la garde, un bourreau et une victime. « Je claque la porte sur les mots de mon père. Je m’enfuis./J’avale des kilomètres et de la poussière. Mais les mots me suivent. Où que j’aille, n’importe où, n’importe quand. Ils m’atteindront toujours. » J’aime aussi ce livre pour le dernier poème ; ce geste que l’on n’attendait plus. ♦

Éclats de verre en vase clos, Danielle Roger, 2012


Corinne Chevarier a publié quatre recueils de poésie, tous aux Herbes rouges. Elle a été lauréate du prix Félix-Antoine-Savard de poésie 2009 et finaliste au prix du Gouverneur général en 2012.

 

Jacinthe Loranger

 

Faire date

Marcel Labine

Dixhuitjuilletdeuxmillequatre : vingt-neuf lettres agglutinées, bloc insécable de sons proférés d’un seul souffle. Voilà le bref défi lancé à l’entendement de celui ou de celle qui s’aventurera dans ce livre qui, telle une stèle funéraire, s’élève droit et indestructible dans l’œuvre admirable de Roger Des Roches, et matérialise, selon moi, l’une des composantes incontour-nables de son édification.

Littéralement, ce livre compact, dur, et lourd du passé d’un fils accablé par la mort de la mère, a « fait date », dans tous les sens de l’expression. Ce titre-monolithe s’inscrit, dès l’entrée « en matière », comme un acte volontaire, réfléchi et définitif, faisant obstruction à l’écoulement du temps, qui est ce dans quoi toute vie passe. L’écriture se présente ici (des poèmes chutant violemment dans la page, par saccades rythmiques, ruptures tonales, brisures syntaxiques, éclats de rêves, entre autres) comme l’arme au moyen de laquelle le fils-poète s’engage dans un combat avec le corps « étranger » de la mère en agonie, cette affliction obliquement présente tout au long du recueil. Nous assistons donc, tétanisés, à la naissance d’un deuil et d’un orphelin. Conséquemment, à la disparition d’un fils, « compte tenu des mots », aurait dit Francis Ponge.

Les douleurs du deuil auraient pu engluer les poèmes dans le lyrisme, la déploration, le gémissement, dans ce que l’on nomme « la voix plaintive » de l’élégie ou du thrène, formes antiques mais constamment actualisées que l’on observe lorsque vient le temps de rendre compte de « la perte » d’un amour, d’un proche ou de tout autre « objet de désir ». Roger Des Roches, fort heureusement, ne navigue pas dans ces eaux troubles. En ce sens, et à l’instar de Jacques Roubaud avec Quelque chose noir, de Michel Deguy avec À ce qui n’en finit pas ou d’Emmanuel Hocquard avec Les élégies, peut-être a-t-il métamorphosé cette tonalité ancienne en un chant hors du commun, en un soliloque d’une douloureuse lucidité que le poète doit accomplir comme un devoir envers lui-même, ce qui serait l’ultime manière de parler « car l’orphelin a le choix des mots ».

Roger Des Roches sait fort bien qu’« avoir mal ne signifie pas se souvenir » même si l’on va jusqu’à « hurle[r] si tu veux » puisque ce ne sont pas les souvenirs qui calmeront les douleurs de l’abandon. C’est plutôt l’écriture elle-même, le poème que l’on exige de soi, qui les tiendront à distance sans pour autant empêcher les images de « Maman-la-Douleur », de « Papa-la-vie-secrète dans son uniforme de farine » ou la sédimentation « papamamanrogerétranger » de resurgir dans la conscience du poète, ce « fils approximatif » résolument « [i]ncapable d’admettre qu’elle m’ait donné la vie avec l’odeur, le goût, la tristesse ». Et tout cela sera reçu avec courage, tel un legs laissant celui qui se tient près du lit « debout parce qu’elle était couchée », chargé de la dette impayable de sa propre existence. ♦

Dixhuitjuilletdeuxmillequatre, Roger Des Roches, 2008


Marcel Labine est né à Montréal. Il est l’auteur d’une dizaine de recueils de poésie, tous publiés aux Herbes rouges. Son dernier titre, Bien commun, est paru à l’automne 2018.

 

« Je saurai que je peux écrire »

André Roy

C’est comme un rêve que ce splendide numéro 8 de la revue les herbes rouges, de mars 1973, qui m’a tant impressionné par son graphisme, ses couleurs noire et mauve, ses mots et leur archéologie sidérante, un objet devenu immédiatement fétiche, sacré : je savais dès lors que tout était permis en écriture — comme dans les rêves ! Un déclic. Des poèmes, là, que j’aurais aimé écrire. Mais surtout, c’est le titre qui m’avait frappé, hypnotisé, à cause du mot « cinématographe ». Passionné par la « maison monde » (le cinéma selon Serge Daney), voilà que Roger Des Roches me donnait par ce mot le goût de l’absolu, du différent, de l’incroyable. Comme avec une caméra, il me montrait l’intérieur de l’écriture, ses machinations, le travail acharné des mots. RDR, avec ce mot que je chérissais, « cinématographe », me donnait le luxe de croire que moi aussi je pouvais écrire. En quelques poèmes, il osait tout, il condensait pour moi la possibilité d’expérimenter.

Certes, bien avant 1973, je savais, par une sorte de délinquance, d’orgueil de la marginalité, par cette dérogation sexuelle que je m’imposais, ce que je serais : poète. Poète comme eux et elles, ces écrivains modernes que j’avais découverts grâce à La Barre du jour et aux premiers numéros des herbes rouges. En ce temps où je me sentais étranger, avec ce sentiment aigu d’exclusion et de différence, les Nicole Brossard, François Charron, Roger Des Roches, Huguette Gaulin, entre autres, m’offraient une « maison » — la poésie, la nouvelle poésie, la jeune poésie — qui me revenait de droit, sans tenir compte de ce que j’étais. Avec eux, j’avais les qualités d’un lecteur qui écrivait déjà, quels que soient son corps et ses goûts. La poésie comme liberté, comme enthousiasme, comme l’irréductible vie réinventée que je voulais mener, que je menais déjà à Montréal, irrégulièrement depuis 1968, de façon permanente après 1972, et qui me paraissait souvent inattendue, audacieuse.

François Hébert m’a amené un de ces jours glorieux chez Roger Des Roches. Si je me souviens bien — mais je ne me fie plus à ma mémoire ! — Roger demeurait en face de Télé-Métropole, et moi, à quelques encablures de là. François devait lui apporter les épreuves des Problèmes du cinématographe, qu’il m’autorisa à lire tout de go. C’est donc ça, la vie littéraire, un éternel plaisir, le bonheur dans un milieu où tout paraît neuf, amical, où l’on fait ce qu’on aime, où l’on aime ce que l’on fait. Je voulais absolument avoir un numéro de la revue bien à moi. Ce sera le numéro11 (août 1973), N’importe qu’elle page, avec son incipit : « qui lui colle à la joue comme le cinéma ». Ainsi, dans ces premiers poèmes, je parle à Roger Des Roches. Je lui parlerai longtemps, constamment. ♦

Les problèmes du cinématographe, Roger Des Roches, 1973


André Roy est né et vit à Montréal. Écrivain et critique de cinéma, il a publié presque tous ses ouvrages aux Herbes rouges. Il a reçu pour ses œuvres plusieurs prix prestigieux.

 

 

 

Le travail d’écrire d’Huguette Gaulin

Carole David

Dans les grands livres de ma vie, il y a Lecture en vélocipède d’Huguette Gaulin. Sur le mode de la métaphore et du symbole, le titre du recueil marque le renouveau, l’émancipation auxquels je souhaite adhérer pour échapper à la tradition imposée. Même si je n’écris pas comme elle, je lui dois beaucoup. Je n’ai plus cessé de la lire depuis le jour où je suis tombée un peu par hasard sur son seul et unique titre alors que j’étais libraire. Je me suis interrogée à plusieurs reprises sur mon attachement à cette œuvre brisée qui a toujours occupé une place centrale dans ma bibliothèque. Au mythe de la poète suicidée a succédé le mythe du livre. J’ai été prise à différents moments de mon existence par ses poèmes dans lesquels je découvrais une leçon qui allait m’éclairer sur la matière des mots. On ne peut imiter les inflexions de la voix de Gaulin. Dans son état implacable, le travail d’écrire de la poète illustre ce qui résonne en elle si étrange et si clair : « les seins entre parenthèses/les femmes parquées sur l’autre faim/saluent le mergule et la virgule ».

Cet ouvrage façonné au croisement du surréalisme et du formalisme ne ressemblait à rien d’autre de ce que j’avais lu durant mes années de formation. À travers le choc permanent des images, je découvre grâce à elles un chant dépouillé qui déconstruit le sujet au point de le faire disparaître dans une langue que je ne reconnais plus et qui se transforme en buisson ardent. Doublement ignorée, comme femme et poète, repoussée dans les marges de l’avant-garde des années 1970, il s’est trouvé bien peu de voix pour la célébrer. La dernière réédition de cet ouvrage (2006) lui donne enfin un visage. Sur la couverture, une photo nous montre cette jeune femme, sourire à peine esquissé, au « royaume de placenta et bulle ».

Pourtant, elle a laissé derrière elle une œuvre percutante, ouverte et qui, par nature, résiste, déjoue la loi. Juger ses poèmes s’avère d’autant plus difficile. Quelque chose dans son écriture demeure ordinairement inaccessible et accorde de manière outrageuse la priorité au signifiant. Les vers sont brefs, leur maniérisme austère ; cette syntaxe du cri traduit une blessure à l’évidence insupportable ; « elle entre casquée de sang », écrit Huguette Gaulin, pressant la lectrice que je suis de considérer les conflits et les désordres du moi.

En effet, la mise en retrait de la poète derrière un « ils », un « elle » ou un « nous » est la manifestation d’une identité poétique, celle d’un « je » qui s’observe du dehors. Toutes ces figures donnent corps à des instances hypnotiques. À nouveau, quand elle écrit : « mariées de Chagall/quand le sein nourrit l’astre/le temps d’enfoncer dans les cendres/elles rentrent au tableau », je ne demande qu’à conjuguer ses vers et mon imaginaire. Ces mariées rebelles, organiques intègrent aussi de manière paradoxale une partie de réel, ce qui explique toute l’admiration que je ressens pour la poésie de Gaulin. Lecture en vélocipède se dissocie de la vie douloureuse de sa créatrice au profit de l’inscription du sujet dans son identité de poète.

Qu’elle soit une des figures phares du catalogue des Herbes rouges laisse aussi deviner le travail éditorial rigoureux de Marcel et François Hébert qui a permis à cette œuvre, publiée après la mort tragique de la poète, de se déployer dans toute sa force. ♦

Lecture en vélocipède, Huguette Gaulin, 1983


Carole David est romancière, nouvelliste et poète. Son œuvre qui mêle narrativité et poésie, américanité et féminité a été récompensée par des prix importants. À l’automne 2018, elle publiait le recueil de poésie Comment nous sommes nés.

  • 1. «Les Herbes rouges, multiplicateur de lectures», lors du colloque intitulé «Actualités des Herbes rouges», qui s’était tenu au festival Metropolis bleu à Montréal les 22 et 23 avril 2009.
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