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Outsiders

Ce livre est réédité près de quarante ans après sa parution, alors qu’on ne l’attendait plus. Mais c’est ça, Josée Yvon: une décharge qui se manifeste sans avertissement.

Roman

Ce livre est réédité près de quarante ans après sa parution, alors qu’on ne l’attendait plus. Mais c’est ça, Josée Yvon: une décharge qui se manifeste sans avertissement.

Relire Travesties-kamikaze aujourd’hui, c’est consentir encore au péril, c’est donner son âme au diable une autre fois. Yvon ne fait pas dans la dentelle, quoique la tendresse se trouve parfois au rendez-vous. Mais comme elle a fait le serment de témoigner de la vérité en déclarant que «toute ressemblance avec des personnes vivantes ou mortes ou des lieux réels est voulue et écrite pour les représenter», le lecteur veut aussi s’engager à voir et à entendre jusqu’au bout. Le pacte est donc signé entre l’autrice et le lecteur: première dualité de l’œuvre. La seconde vient avec le titre, qui arbore un nom composé et annonce qu’on ne peut se travestir sans y laisser sa peau. On revêt le costume, quitte à s’éloigner de soi-même. Ou on se travestit comme Gina dans l’histoire, celui qui revêt ses plus beaux atours pour performer une identité, mais encore là, la non-conformité rend le jeu dangereux. Dans le roman poétique d’Yvon, les choses vont souvent de pair: la violence côtoie la beauté, l’espoir est chargé de chagrin et les fêlures se partagent. Mais il n’y a qu’une seule issue: le combat.

Sans foi ni loi

C’est sans compromis que les personnages larguent les missiles, pour faire un clin d’œil à un autre livre d’Yvon, Filles-missiles (Écrits des Forges, 1986). C’est sans fard que Francine arpente sa vie, le plus souvent dans les ruelles, à la recherche de clients, d’argent, de came, de sa sœur-amante Brigitte. Yvon est volontairement du côté des exclus et leur donne la chance de faire entendre leurs voix écorchées sans les moduler: «Nous sommes un peuple de bâtards, nous voudrions bien garder nos privilèges.» L’autrice accueille ses personnages sans a priori, et c’est pourquoi son écriture est plus que jamais actuelle. Dans une société où la liberté d’être soi est constamment compromise par les diktats de l’image et du marché, et où les vérités sont manipulées par ceux qui savent le mieux tirer les ficelles dans le but qu’elles servent leurs propres fins, lire les mots sans retouche de Francine-Jasmine, Olive, MmeGina, la mère de Gina, et Lynda Desbiens de Verdun fait du bien. Pas parce qu’elles parlent de bonheur sucré; simplement parce qu’elles existent sans en rajouter, parce qu’on n’a pas tenté de les endimancher. Josée Yvon, c’est la mère aimant inconditionnellement ses enfants.

C’est pour sa gouaille d’irréductible que l’on nous ressert du Yvon aujourd’hui: afin de ne pas oublier de ne pas plier, de ne pas insidieusement glisser dans les rets du tape-à-l’œil ou des idées reçues. L’autrice nous invite également à critiquer notre ouverture et une certaine élite féministe qui choisit celles méritant d’être défendues:

C’était à la Librairie des Femmes d’Ici. on n’avait pas le droit d’être stoned pis lesbienne en même temps. […] Les vraies travaillent, ne sont pas épuisées d’un lancement de 5 à 7 chez les dames d’un renouveau pseudo-révolutionnaire. Laquelle dans ce jet-set a l’eau coupée dans son évier?

La bataille se fera avec tout le monde ou ne se fera pas. Une telle solidarité sans faille rend grande l’œuvre de celle qui marque au fer rouge un jalon dans la contre-culture au Québec. Celle dont plusieurs poètes d’aujourd’hui se revendiquent, et que l’on peut deviner sous les phrases d’écrivain·e·s poursuivant la mise à nu des âmes.

«Nous boirons du seven-up»

Les éditions Les Herbes rouges se sont minutieusement assurées que le visuel et la mise en page sont les mêmes que ceux de l’édition originale. Une pagination a été ajoutée, mais sinon, les photos, les collages et les deux pages au début et à la fin du livre qui reproduisent des images de pilules sont bel et bien là. Des photos-vérités sur lesquelles il n’y a pas de filtre: ce n’était pas l’époque, et de toute façon, ç’aurait été contre nature pour Yvon. En fait, arranger la réalité, c’est trahir la vérité:
«Les mannequins des bureaux défilent / combien de corps parfaits sous cet attirail de robots / calqués». L’authenticité sera toujours plus belle pour la poète que toute beauté présumée. C’est pourquoi, malgré le fait que Travesties-kamikaze soit un roman, la poésie s’y trouve partout, car elle permet d’«ouvrir le réel», pour emprunter les mots de René Lapierre (L’atelier vide, 2003). Et on s’entend qu’Yvon n’a que faire des catégories. De là où elle est, elle nous enjoint de la suivre, qui que nous soyons: «Viens-t-en, nous boirons du seven-up, et deviendrons folles parce que rien n’arrive.»

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Josée Yvon
Montréal, Les Herbes rouges
2019, 150 p., 18.95 $