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Osmose pour un corps à soi

Pourritures terrestres, le troisième recueil de Toino Dumas, en appelle aux forces du vivant pour nommer un corps prompt aux métamorphoses.

Poésie

Pourritures terrestres, le troisième recueil de Toino Dumas, en appelle aux forces du vivant pour nommer un corps prompt aux métamorphoses.

Quelque part entre incantations et prières, le livre n’est pourtant pas une élégie à la forêt boréale comme on en lit beaucoup, pour le meilleur et pour le pire, depuis quelques années. Le rapport à la nature, ici, est beaucoup plus mystérieux et, surtout, il informe sur la capacité du sujet poétique à y puiser de quoi correspondre un peu plus à lui-même.

Ce qui pulse à l’infini

À la manière d’un herbier qui s’ouvre pour faire découvrir des plantes merveilleuses sous un nouveau jour, Pourritures terrestres montre tout le talent de Toino Dumas à créer une oscillation dans une quotidienneté qui, sous sa plume, se teinte d’onirisme. Sans angélisme, on arbore une volonté de montrer tout ce que la poésie recèle d’organique: «soufre», «phosphore», «écorce» et «humus», chez l’autrice, deviennent des éléments d’un jeu de pistes qui aide à mieux comprendre où on se situe. L’écriture s’apparente à une orientation vers un sacré, envisagé comme une entité complexe. Disons que si le sacré possède une essence, elle est en perpétuelle reconfiguration: «tout est un don/de douleur et d’extase/pris dans l’ambre/et qui fond déjà».

Ce «qui fond», dans l’esthétique que déploie Dumas, rejoint la terre pour ensuite, par condensation, s’évaporer dans l’air, puis retomber en pluie dont l’eau nourrira la voix poétique. Comme le dit le texte, «le métabolisme est total». Grâce à ces transmutations prenant les allures d’un cycle, un corps se meut. Ce dernier, jamais entier, est plutôt constitué d’apories et poursuit un devenir à jamais inachevé: «certaines parties de moi/naissent continuellement/et d’autres s’abolissent au soleil». Porté par le mouvement, le sujet cherche à s’inscrire dans l’espace à partir de ce qui s’échappe de lui. Il sera appelé à être recomposé quelque part dans la suite du monde: «je nomme futur/ce qui tombe de mes nerfs/en direction du ciel». Pourritures terrestres montre ainsi une osmose continue entre humain et non-humain. Pierres précieuses, animaux, végétaux, ciel, eau, terre et feu rentrent sous la peau de la voix poétique pour la nourrir; peut-être aussi pour l’assiéger avant de circuler de nouveau vers le dehors.

Une famille à refaire

Dans ce plaidoyer pour le mouvement infini, la famille biologique et sa linéarité souvent claire paraissent restrictives. Rompre avec ce qui a été donné d’avance permet de trouver ailleurs d’autres sources:

j’ai redonné mon anniversaire
à mes parents
puis je me suis enfuie
sous une pluie torrentielle
entre le goût et la faim

À la question de l’identité, on ne demande pas un retour à la racine. On cherche un parcours à inventer pour mieux connaître ses contours, tout en sachant que la quête comprendra sans doute moult risques et douleurs. Dans Pourritures terrestres, la «filiation [est] poreuse», c’est-à-dire prompte aux reconfigurations personnelles, aux affinités électives, aux liens à imaginer. Elle est aussi sensible à ses propres déficits, à ses défections.

Pour retrouver son identité, ce n’est pas l’antériorité de l’hérédité qui dirige le regard, mais plutôt le moment présent où il rencontre quelqu’un qui lui ressemble. Cela garantit une reconnaissance qui annule la solitude, les voix des poèmes devenant «coécrites», s’engendrant les unes les autres. De ces alliances choisies naît une descendance absente des arbres généalogiques: «nos enfants naissent sans papiers», écrit-on, tandis qu’il «pleut sur tous les documents du monde». Les éléments naturels dissolvent donc les étiquettes légales, ces «documents» parfois étouffants.

Si quelques vers paraissent un peu convenus, comme celui-ci qui décrit des «oiseaux/plus légers que l’air», la beauté et la préciosité singulières des autres images transcendent sans mal ces maladresses. La lumière que détaillait l’autrice dans son précédent livre, animalumière (Le lézard amoureux, 2016), éclate ici en des joyaux fulgurants qui

quête[nt] des constellations
généreuses folles qui cherchent
des fruits et des racines
dans la communauté constante
des histoires

Politique par sa manière de rendre constante, pulsante et entêtée sa recherche d’un corps à soi, la poésie de Toino Dumas reste une des voix les plus puissantes et originales de la littérature québécoise actuelle. Liquide comme une formule magique, elle demande à être gardée en bouche longtemps pour distiller ses sorts.

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Toino Dumas
Montréal, L'Oie de Cravan
2020, 88 p., 16.00 $