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Nous vaincrons... peut-être

Voilà un album qui aurait pu tomber dans le prêchi-prêcha bon marché. Au contraire, son ton léger et bon enfant en fait une lecture captivante.

Bande dessinée

Voilà un album qui aurait pu tomber dans le prêchi-prêcha bon marché. Au contraire, son ton léger et bon enfant en fait une lecture captivante.

Je l’avoue d’emblée : l’œuvre de François Samson-Dunlop me plaît depuis les deux premiers albums auxquels il a participé, soit Pinkerton et Poulet grain-grain (La mauvaise tête, 2012 et 2013), créés en collaboration avec Alexandre Fontaine Rousseau, où les deux mêmes protagonistes discutaient longuement (et drôlement) d’agriculture, d’éthique, de peine d’amour et de Weezer. Dans ce premier album solo, le personnage qu’il met en scène n’est pas très loin de ces deux bavards, cependant, sa quête et son questionnement sont ancrés dans l’abysse politique et économique que constituent les paradis fiscaux. Or, contrairement à ces commentateurs du dimanche qui hurlent à pleins poumons leur dégoût de la chose, Samson-Dunlop arrive à nous expliquer ce que représentent vraiment les évasions fiscales, leurs ramifications, tout en nous faisant sourire et même, parfois, rire de bon cœur.

Seul contre tous

Un matin, au déjeuner, le héros, sans nom, écoute une entrevue avec l’essayiste spécialiste des paradis fiscaux Alain Deneault (qui signe d’ailleurs la postface de l’album). Puis, un an plus tard, alors qu’on se doute bien que d’autres informations sur le problème ont continué d’alimenter les bulletins de nouvelles, le personnage se dresse et décide de boycotter toutes les entreprises complices de l’évasion fiscale. Mal lui en prend, car, dès sa phrase terminée, sa conjointe lui fait remarquer que le couteau à pain qu’il tient dans la main a été fabriqué en Chine. Au cours des jours qui suivent, il découvrira que son nouveau couteau, commandé chez un artisan, a été livré par FedEx, dont 99,75 % des revenus n’ont pas été taxés, grâce à un stratagème organisé avec le Luxembourg. De toute façon, difficile de couper du pain lorsque la table a disparu. En effet, le fabricant de meubles IKEA a mis sur pied lui aussi une entourloupette qui lui a permis d’économiser au moins un milliard d’euros en cinq ans. Soulignons que ce ne sont pas seulement les entreprises frauduleuses qui en prennent pour leur rhume, certaines personnalités, dont Kevin Costner et Bono, voient aussi l’hypocrisie de certains de leurs choix professionnels démasqués par le personnage.

Le trait de François Samson-Dunlop est minimaliste, il n’y a pas de cases définies, presque aucun décor non plus, ce qui importe, c’est le propos. Les personnages semblent presque griffonnés. Cette façon de faire est diablement efficace, entre autres lorsque des tableaux sont dessinés pour expliquer le fonctionnement d’une magouille quelconque. C’est le cas lorsque notre couple de héros va au cinéma et que, dès le générique, alors qu’apparaît le logo d’Amazon Studio, le personnage masculin grimpe aux barricades et expose aux spectateurs présents le modèle d’affaires de la compagnie. À son retour du cinéma, sa bien-aimée le met devant une réalité à laquelle il n’avait pas pensé : tous les films de ses réalisateurs préférés sont maintenant produits par Amazon. Pas facile d’être « pur ».

Et là, on fait quoi ?

Toute l’intelligence de l’album tient dans cette question que le lecteur se posera tout au long des planches. Plus on tourne les pages, plus on a la désagréable impression que tout est joué, et que le citoyen moyen ne peut rien changer, un peu comme si on avait perdu une partie de Monopoly sans même savoir que l’on y jouait. On parvient encore à sourire lorsque le héros veut se lancer dans une traversée du Canada, un peu comme Terry Fox, afin de faire prendre conscience au peuple qu’il faut s’engager collectivement pour pousser ce système économique à s’autodétruire. L’ironie étant, bien sûr, que Terry Fox a dû s’arrêter à Thunder Bay, à peu près à la moitié du trajet qu’il voulait accomplir.

La dernière partie de l’album est particulièrement réussie : les personnages s’échappent de leur réalité quotidienne, mais continuent tout de même leur quête. Puis, avant de passer aux dernières planches où le bédéiste reproduit le passage d’Alain Deneault à la Commission des finances publiques du Québec en 2016, la postface rédigée par ce dernier met en lumière l’absurdité de penser pouvoir agir individuellement sur le système.

Mentionnons qu’il s’agit du premier roman graphique publié par l’éditeur Écosociété, maison spécialisée dans la publication d’essais critiques, entres autres sur des enjeux écologiques, économiques, sociaux et politiques, qui inaugure une collection de bandes dessinées nommée « Ricochets ». Une excellente initiative que nous surveillerons de près. Il fait bon voir que des maisons d’édition québécoises exploitent la bande dessinée à des fins de réflexion sociale et politique, comme La Pastèque l’avait si bien fait avec Faire campagne (Rémy Bourdillon et Pierre-Yves Cézard, 2018). Nous avons encore du retard sur ce qui se fait en Europe et aux États-Unis, où ce genre existe depuis plusieurs années, mais ces récentes parutions de qualité laissent croire que la disette est terminée. Après avoir refermé l’album, il apparaît évident que François Samson-Dunlop a atteint son but: amener le lecteur à un questionnement individuel, qui mènera, qui sait, à une prise de conscience collective. ♦

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François Samson-Dunlop
Montréal, Écosociété
2019, 216 p., 25.00 $