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Nécrologie du réel

Faites circuler

Rarement les médias conspirationnistes ont-ils été aussi près d’énoncer une vérité universelle qu’en cette soirée de janvier 2017 où ils ont affirmé que deux assaillants avaient sévi à la grande mosquée de Québec. Non pas qu’ils avaient raison de marteler qu’un deuxième tireur « arabo-musulman » (« au teint foncé », disait-on sur le site du mouvement Horizon Québec Actuel) s’était enfui et qu’on nous cachait son identité. Non plus qu’il s’agissait d’un dénommé Mohamed Khadir ou Khader ou Benkhadir avec qui l’agité du bocal entretenait une relation homo-érotique. « Un p’tit chum chez les musulmans que Bissonnette se serait fait dire de laisser tranquille parce que le papa voulait pus qu’il sorte avec », désambiguïsait André Arthur, travailleur culturel ayant raté le mémo des Lumières.

À vrai dire, l’hypothèse qui demeure plausible, deux ans après les événements, est que l’assassin était seul à vider son chargeur, mais qu’une deuxième paire de mains tenait le fusil. Des mains appartenant au « corps mystique » de la banalité ; ce roi-de-rat des passions tristes nous renvoyant une fiction réconfortante, puisqu’elle tient le monstre à distance tout en se nourrissant du réel. Nous est alors imposé le constat que puisque notre univers chaotique est constitué de bons et de méchants, la responsabilité de celui-là se doit d’être déléguée à des professionnels. Des spécialistes qui en viennent à agir comme des défenseurs magiques contre le monde extérieur, et en même temps, comme le pont nous reliant à celui-ci1. Cette vision nécessitant une pirouette théologique, permettez-moi de m’appuyer sur quelques passages du Corps mystique de l’Antéchrist, un livre de René Bergeron autour duquel ma paume friponne s’est refermée, le mois dernier, à Québec, dans une librairie de la rue que la toponymie arthurienne désigne désormais par le nom de « boulevard Sida2 ». Une œuvre découverte alors que j’entamais un autre ouvrage : Les brutes et la punaise, de Dominique Payette.

La révolte des anges

Un grand fait domine l’histoire du monde : la révolte des anges. C’est du moins ce que croyait Dom Léonce Crenîer, un bénédictin qui au cours des années 1930 et 1940 pissait des titres explosifs comme « La synagogue de Satan », dans ce qui pourrait être convenu d’appeler la « presse jaune catholique ». Préfacier du Corps mystique de l’Antéchrist, il rappelle que le retour de Satan s’est répercuté à travers trois plaies sociétales qui surgissent à une époque où la pénitence a été exclue de la vie chrétienne : le communisme, la franc-maçonnerie et le nazisme. Une opération de retour aux sources s’avère dès lors essentielle afin de redécouvrir ce qui unit les croyants, c’est-à-dire l’abandon de soi au Divin. Un geste qui conduit le Seigneur à vivre à travers une communauté constitutive : le corps mystique qu’est l’Église.

Auteur d’une œuvre excentrique renvoyant à un obscurantisme dont on ose à peine rire aujourd’hui tant l’activité s’apparente à tirer sur une ambulance, René Bergeron brille quant à lui par sa capacité à décomplexer son sujet rondement introduit par Crenîer. Il résume sa mission en écrivant : « Je ne présente ni une œuvre littéraire ni une réfutation scientifique des doctrines malfaisantes dont je parle. Je me contente de les exposer toutes nues sur la place publique : c’est tout ce qu’il faut pour en manifester la laideur absolument exécrable. »

Si la thèse de l’auteur repose sur l’idée que le démon a inventé « mille instruments de divisions religieuses comme moyens d’asseoir sa domination menacée », la démonstration effectuée, elle, repose sur un étrange pacte de lecture : l’acceptation d’une fabulation comme vérité universelle et le désamorçage de toute tentative de réfutation de celle-là. « [Satan] ne demande pas mieux qu’une explication du communisme, de la franc-maçonnerie et du nazisme par une sujétion diabolique soit considérée comme une croyance naïve. »

On lève alors le voile sur le creuset des théories conspirationnistes : une explication illogique qui conforte nos délires ; une conception se passant de réfutation, car toute réfutation fait le jeu de ceux qui tirent les ficelles. « Si ce n’est pas ça du mysticisme, je n’y comprends plus rien, et je me demande ce que saint Paul enseignait aux Galates, quand il leur écrivait : ‘‘Ce n’est plus moi qui vit, c’est le Christ qui vit en moi’’. Oui, le communisme est un corps mystique, celui de l’antéchrist », écrit Bergeron.

Se soustraire à la rigueur

Un détail détonne néanmoins du lot de buzzwords expurgés par ce théoricien du « c’est vrai parce que je le pense ». Un détail qui m’amène à faire le lien avec le livre de Dominique Payette, Les brutes et la punaise, récemment venu s’ajouter aux quelques plaquettes publiées sur les radios d’opinion de la ville de Québec3. Un chiffre, en fait, qui résonne comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, lorsque lu à voix haute : « Il m’est arrivé souvent, au cours des quelque 1 700 conférences que j’ai données sur la question… »

Mille sept cents interventions ?

De deux choses l’une : ou bien Bergeron mentait, ou bien il mentait pour vivre. Et s’il mentait pour vivre, la conspiration se présentait à lui comme un terreau fertile. Car on le comprend rapidement, l’homme n’était pas tant préoccupé par la menace de la tyrannie que par la menace qui planait au-dessus du beurre sur ses épinards. Le livre a beau sentir le vieux scapulaire, le jupon de l’entrepreneur dépasse de partout.

Cette soustraction à la rigueur et cette dénonciation intéressée d’une tyrannie fabulée n’est pas sans rappeler la confondante candeur de la campagne « Liberté, je crie ton nom partout », que CHOI Radio X avait organisée en 2004, alors que dans une décision sans précédent, le CRTC avait refusé de renouveler leur licence. L’avocat Guy Bertrand avait alors plaidé la liberté d’expression, et le professeur Jacques Zylberberg avait quant à lui servi d’éminence grise à la Nordique nation, en rapaillant un vers de Paul Éluard, que tous les justes qui ont canonisé la formule « le vrai monde » s’étaient empressés d’aboyer comme un cantique. On avait vu des autocollants ornés d’un slogan poétique recouvrir ceux arborant le symbole « two in the pink and one in the stink ». C’était déjà un premier miracle. Appelons ça la transfiguration.

Quinze ans plus tard, on comprend néanmoins que la préoccupation majeure était l’expression plutôt que la liberté. En fait foi le récent échange épistolaire légal entre Catherine Dorion et Éric Duhaime, le procès intenté à Ricochet par Richard Martineau ou encore l’évolution des cibles visées par les cruches des différentes cuvées de ces radios où « tout n’est rien qu’un show ». Comme l’explique Payette, l’attaque tous azimuts d’individus ayant provoqué de coûteuses poursuites judiciaires en diffamation, et la confrontation avec le CRTC ayant représenté une expérience marquante, on ne cible plus un « couple de B.S. » ou une présentatrice télé, mais les écologistes, les cyclistes, les musulmans, les féministes, avec le pragmatisme combatif nécessaire à ceux qui non contents d’avoir une opinion personnelle accordent aussi le droit à leurs propres faits.

L’ouroboros indifférent

Hannah Arendt disait que la désolation intéresse la vie humaine dans son tout. « Le régime totalitaire, comme toutes les tyrannies, ne pourrait certainement pas exister sans détruire le domaine public de la vie, c’est-à-dire sans détruire, en isolant les hommes, leurs capacités politiques. » En rappelant ceci, la philosophe insistait également sur le fait que la domination totalitaire ne se contente pas de cet isolement, mais détruit également la vie privée, en se fondant sur la désolation, sur l’expérience d’absolue non-appartenance au monde — l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme, croyait-elle.

Cette pensée d’Arendt, on la retrouve chez Payette lorsqu’elle écrit : « Qu’ont en commun ces groupes [écologistes, féministes, amérindiens,etc.] qui leur vaut d’être ainsi pris à partie ? La réponse est d’une simplicité désarmante : chacun à sa manière rappelle par ses revendications, ou sa simple existence, l’importance vitale du lien social. C’est l’idée même que la solidarité puisse être le ferment des sociétés qui provoque la colère des animateurs. » Une colère qu’ils canalisent, comme le souhaitait Bergeron, non pas en fidèles, mais bien en marché.

En empruntant l’éthos médiatique de « gars du peuple », les animateurs de trash radio ont appris à offrir une prostatite à une marionnette qui gigote, coincée dans un stade primaire, entre l’épouvantail et le Bonhomme Sept Heures : la majorité silencieuse. Exproprier ce spectacle mortifère, cette nécrose du tissu social de ce qu’elle nous a dérobé présuppose de liquider au plus vite le corps mystique qui contribue à son maintien. Celui de la banalité et de l’inconscience. ♦

  • 1. Hannah Arendt, Le système totalitaire, Paris, Le Seuil, 1972.
  • 2. Marie-Renée Grondin, «André Arthur débaptise la rue Saint-Jean et la qualifie de "boulevard Sida"», Le Journal de Québec, jeudi 25 janvier 2018.
  • 3. Voir à ce sujet : Jeff Fillion et le malaise québécois, de Jean-François Cloutier (Liber, 2008), et Radio X, les vendeurs de haine, du Collectif Emma Goldman (Ruptures, 2013).
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