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Monter la garde

Dans La constellation du crabe, Monique Adam cherche (et trouve) le ton juste pour aborder un sujet qui nous confronte aux limites du langage.

Thématique·s
Poésie

Dans La constellation du crabe, Monique Adam cherche (et trouve) le ton juste pour aborder un sujet qui nous confronte aux limites du langage.

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C’est en observant une tumeur, dont les ramifications avaient pris l’apparence de petites pinces de crabe, que le légendaire Hippocrate aurait baptisé ce mal bien connu qu’on nomme aujourd’hui le cancer. Comme le rappelle Monique Adam, au début de son recueil consacré au très émouvant combat d’une enfant hospitalisée en oncologie, la racine étymologique du mot évoque une bête sournoise:

Crabe grec ancien karkinos
Personnage de l’esquive
Parcours de carnivore
Voyage dans le noir des viscères aux
   poumons

Voici, justifié en partie, le titre du livre. Quant au mot «constellation», qui complète la métaphore, son sens est plus vaste. Fait-on référence à la dispersion ou à l’archipel des métastases? Dans la mesure où il existe bel et bien, dans le ciel, une «constellation du Crabe» (plus souvent nommée «constellation du Cancer»), j’aime croire que l’image renvoie au vertige qui nous saisit face au développement de la maladie, face à cette chose innommable que représente la mort d’une enfant:

dans la contemplation du ciel
de quatre milliards d’étoiles
la nuit alors que je te cherche

sans repère
il me faut boussole et radar

Adam ne dévoile jamais l’identité de la jeune fille. Le drame comporte dès lors une dimension à la fois universelle et personnelle: si nous entrons dans l’intimité d’une famille, c’est du combat contre la mort, contre l’absurdité de la mort, qu’il s’agit. J’emploie le mot «combat» parce qu’un lexique militaire traverse la première partie du livre et oriente l’écriture. Ainsi, l’enfant est «une guerrière obstinée»; la chambre d’hôpital, une «forteresse enclavée», et les nuits douloureuses ouvrent des «tranchées». Participant à sa manière à l’épreuve, l’autrice se représente comme un «commando [des] soins intensifs» qui assiste tant bien que mal, armée de sa poésie, à l’insoutenable agonie de l’enfant. «Je monte la garde», propose ailleurs Adam, pour qui chaque nuit devient une «longue veillée».

Une poétique de la consolation

«Veiller»: c’est ce à quoi se résignent les témoins du drame. Mais c’est aussi, plus largement, le rôle des poètes qui, dans l’esprit de la consolatio classique, font preuve d’empathie. Un peu à l’image de Louise Dupré, dont on sent la parenté dans quelques vers, Adam envisage l’écriture non pas comme un moyen de transcender l’horreur, mais comme une forme de «consolation», d’accompagnement.

Une réflexion sur le pouvoir de la poésie se dessine en creux dans ce recueil, qui évite les écueils du pathos. Qu’est-ce que la parole peut faire lorsque «les croyances parlent bas»? «Comment taire l’étrangeté de la maladie / ordonner le réel / casser son miroir-mensonge / sauver ce qui reste de possible»? «Je suis devenue silence /
lourde de naissance inachevée», remarque notamment l’écrivaine. Si les poèmes versifiés parviennent à maintenir un équilibre fragile entre l’expression lyrique et la retenue, entre le mutisme et le cri, les proses sans ponctuation semblent au contraire ouvrir les écluses du langage:

la peine s’accumule sur la poussière des objets se souviennent les silences suspendus le manque tapi au fond de la gorge on ne parle plus dans la maison devenue trop grande ta chambre interdite ton lit imbibé de cauchemars

Ce poème, dont je ne cite ici que les premières lignes, apparaît dans la deuxième partie de l’ouvrage, qui laisse entendre que l’enfant finit par perdre son combat.

Le labyrinthe de la solitude

Adam possède le sens de la formule efficace et sait comment filer les métaphores. Je pense à l’image du labyrinthe – ou à celle des réseaux –, employée à quelques reprises. «Tu inventes des tunnels connus de toi seule», écrit-elle pour évoquer la solitude indissociable de la douleur. L’expérience du cancer s’apparente à celle de l’errance. On le constate dans plusieurs passages:

lieux obligés de la maladie
marche en aveugle dédale de couloirs
glauques
les odeurs suintent la misère
vivant tatouage collé aux vêtements

Il en résulte un livre émouvant, très bien rythmé et savamment construit. Des citations de Philippe Forest, qui a consacré des romans au même sujet, de Saint-Denys Garneau ou encore de Paul Celan s’intègrent habilement aux poèmes et ajoutent à l’ensemble une dimension intertextuelle intéressante. Il se dégage aussi de cette œuvre forte une impression que la poésie, à défaut de régler le sort du monde, peut nous accompagner dans les moments les plus sombres de la vie. Qu’elle peut sinon alléger certaines formes de souffrance, du moins nous aider à endurer la solitude que celles-ci nous imposent.

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Monique Adam
Montréal, Plein lune
2022, 88 p., 22.00 $