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Mes petits bonheurs

Autoportrait
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Le premier film que j’ai regardé était The Sound of Music. Moi qui aime tant la musique, ce film combinait toutes mes passions et mes rêveries d’enfant. Une jeune femme pas comme les autres que tout le monde veut discipliner. Malgré tout, elle chante, elle danse, elle aime. Ah oui, et elle est très maladroite. On m’a souvent expliqué ma maladresse par le fait que je sois gauchère, ou que j’aie les pieds plats ou les yeux un peu croches (j’ai des photos de moi à trois ans, portant de grosses lunettes trop lourdes pour mon visage). Aujourd’hui c’est l’une des raisons pour lesquelles je crains tant de tomber en faisant de la randonnée ou de la course à pied (et je tombe souvent, j’ai des bleus en permanence sur les jambes). Remarquez que cela ne m’empêche ni de marcher de longues heures dans le bois ni de courir, et dans la vie et sur les sentiers des parcs de Montréal.

Mais la chanson que j’aimais le plus dans The Sound of Music était «My Favourite Things». Je la chantais et la jouais constamment au piano. Maria, l’héroïne, énumérait ces choses discrètes de son quotidien qui l’émerveillaient. Raindrops on roses and whiskers on kittens. Bright copper kettles and warm woollen mittens. Pour celle qui vivait à Dubaï, où il faisait 50 degrés durant l’été, les mitaines chaudes étaient objets de fascination.

C’était à mon sens le plus beau portrait que l’on pouvait faire de soi-même. Chanter ces mots et ces choses qui me rendent heureuse. Le petit bonheur que je serais seule à remarquer au bord d’un fossé et que je ramènerais à la maison, comme Félix Leclerc, quitte à le laisser partir un jour avec l’enfance et les autres bonheurs perdus sur la route. Alors, voici mes petits bonheurs à moi.

Les chaudes larmes

Mon quotidien est peuplé de scènes terribles. Elles défilent sur mon écran. Elles m’arrivent le plus souvent par la bouche d’amis et de membres de la famille vivant en Palestine, au Liban ou plus récemment en Syrie. Elles me rappellent que je suis une rescapée. Je ne devrais pas être à Montréal. Il aurait suffi de peu pour que je me retrouve au camp de réfugiés. Face à la souffrance dans les pays où j’ai grandi, je sens une profonde impuissance. Une colère implose au fond de mon âme, jusqu’au moment où je la purge dans un roman. Je n’en pleure pas. Je ne pleure presque plus de la cruauté des humains.

Les larmes coulent cependant dès que je me mets à rire. La joie me fait pleurer, la beauté me fait pleurer. Je pleure à chaudes larmes chaque fois que j’écoute une chanson d’amour de Fairuz. Je pleure quand je vois deux corps danser sur une scène ou quand un duo de patinage artistique s’entrelace et puis flotte dans l’air. Il m’est arrivé de pleurer devant une toile dans un musée.

Je me suis toujours demandé si c’était pour compenser toutes les larmes qui ne sont pas sorties que je pleurais devant la beauté. Je pleure la beauté, l’amour, la synergie magique qui soude les corps les uns aux autres. Ils me rappellent ce dont les humains sont vraiment capables. Ces instants furtifs de béatitude me rassurent. L’humain n’est pas qu’un monstre. Nous sommes des êtres de lumière aussi, faits pour créer et partager les plus belles choses de la vie.

Photo par Sandra LachancePhoto | Sandra Lachance

Le lever du jour

Je suis née à cinq heures du matin, me dit ma mère, et, depuis, je fais tout pour ne pas rater le lever du soleil. C’est mon moment préféré de la journée. Quand le ciel se métamorphose du noir au violet, au bleu, au rose, les premiers rayons de soleil qui transpercent le rideau me remplissent d’espoir. Tout est de nouveau possible. Enfant, je me réveillais avant le soleil et je l’attendais au bord de la fenêtre pour m’assurer qu’il se lèverait bel et bien du côté est. J’avais peur qu’il se trompe de direction et que ce soit le dernier jour de l’humanité. L’aube nous appartient, à moi et aux oiseaux. C’est mon temps d’écriture et de créativité. Un temps de grande liberté, avant que le monde m’impose son rythme et ses exigences. Je prends d’abord un grand verre d’eau, puis je coupe une pomme, la saupoudre de cannelle et de pacanes et me fais une tasse de café au lait bien chaud. Beaucoup plus de lait que de café. J’installe ensuite mon ordinateur sur le comptoir de la cuisine et j’écris debout. D’ailleurs le soleil pointe à peine au moment précis où j’écris ces mots. Je déverse toutes les voix et les idées qui m’ont visitée. Quand j’écris le matin, j’ai l’impression de boire à une source pure, qu’aucun bruit n’a perturbée.

Le chaos dans ma bibliothèque

Ma bibliothèque est chaotique. Je refuse d’organiser les livres par ordre alphabétique. Cela me semble si arbitraire et dépourvu de sens. L’anthropologue en moi ne peut s’empêcher de créer des aires géographiques, qui, en vérité, ne correspondent pas du tout au caractère des livres que je lis ni aux auteurs que j’apprécie. C’est une bibliothèque d’exilés. La plupart des auteurs que j’aime n’écrivent pas du lieu de leur naissance, souvent même pas dans leur langue maternelle. Ils sont comme moi, des êtres de frontières, des déracinés qui écrivent dans les fissures de l’histoire et dont les univers défient la cartographie identitaire, coloniale ou nationaliste. Alors il m’arrive de placer Louise Dupré dans le rayon littérature québécoise, puis après l’avoir lue de la nicher à côté d’Auur Ava Ólafsdóttir, parce qu’elles sont à mes yeux des âmes sœurs. Ma bibliothèque se révolte contre ces catégories rigides qui font des auteurs, deux fois, parfois trois fois, des exilés.

En même temps, je crois que l’on écrit aussi avec les territoires, les histoires et les langues qui nous habitent. Cela m’apporte une grande joie de voir le centre de ma bibliothèque occupé par les romans d’écrivains palestiniens: The Book of Disappearance d’Ibtisam Azem, Volverse Palestina de Lina Meruane, Nous sommes tous à égale distance de l’amour d’Adania Shibli et Palestinian Walks de Raja Shehadeh. Je n’oublie pas les classiques: la poésie de Mahmoud Darwich en arabe, en français et en anglais, Men in the Sun de Ghassan Kanafani, et les romans d’Ibrahim Nasrallah, et de Sahar Khalifa. Ils côtoient la nouvelle génération, dont Hala Aylan et Karim Kattan. Des livres en arabe, en anglais, en espagnol, en français, même en allemand. Il y a dix ans, on aurait trouvé dans ce rayon central les écrivains européens. Or, ces auteurs palestiniens ne sont-ils pas tout aussi européens, nord-américains ou africains qu’ils sont arabes? On décolonise comme on peut.

C’est l’un de mes grands bonheurs de voir mes filles fouiller dans la bibliothèque pour un projet ou une question qui les tracasse. Puisque l’ordre est entièrement dans ma tête, elles ne savent jamais où sont les livres qu’elles cherchent. Elles viennent vers moi. Bien de belles conversations ont commencé ainsi entre nous. Puis il y a les livres qui m’accompagnent durant l’écriture d’un roman. À ce moment-là, logent sur un même rayon un livre sur la mythologie mésopotamienne, Le parfum de Süskind et une anthologie de la poésie de Gabriela Mistral.

J’ai peur des bibliothèques trop propres. Elles ressemblent à des cimetières. Le chaos dans ma bibliothèque me dit tous les jours qu’elle est vivante et que la littérature n’a pas de frontières.

Chanter dans la cuisine

Cuisiner est pour moi une forme de méditation. C’est en cuisinant que je me débarrasse du stress de la journée. J’ai un plaisir fou à combiner les ingrédients et à les voir se transformer en une soupe ou un plat multicolore aux arômes inédits. Mon enfance est marquée par la silhouette de ma mère qui cuisinait en chantant avec Fairuz, Oum Kulthoum, Najat Al-Saghira ou encore Abdelhalim Hafez. Aujourd’hui, c’est moi qui chante en faisant la cuisine. J’écoute parfois Fairuz, rarement Oum Kulthoum. Je cuisine plutôt avec Leonard Cohen, Nina Simone, Édith Piaf et Louis Armstrong. Et quand j’ai besoin d’un extra boost, je mets de la musique techno. Je cuisine en dansant et tant pis pour les dégâts quand la cuillère remplie de sauce s’envole.

Les soirées chez ma mère, alors que nous sommes toutes les deux dans la cuisine à préparer le repas, je me surprends à chanter avec Oum Kulthoum les qaçaïd, ces poèmes arabes classiques que je croyais avoir oubliés. Je les fredonne en aidant ma mère à farcir l’aubergine ou à rouler les feuilles de vigne, ces plats qui prennent du temps à préparer et que je ne fais plus qu’avec elle. Cette mémoire est ancrée en moi, malgré moi, malgré mes errances, mes omissions et mes négligences.

Je sens la terre plus solide sous mes pieds quand je chante et cuisine. Il n’y a rien de plus vrai que cette nourriture que l’on accueille en soi, et rien de plus joyeux que ce repas offert aux amis et aux aimés. C’est pourquoi la cuisine est toujours présente dans mes écrits. Aussi présente et fondamentale que les lettres de l’alphabet.

L’horizon

Les montagnes m’impressionnent. Les montagnes du Liban et les villages perchés en haut des falaises avec vue sur des vallées ouvrant à la mer. Ces paysages m’émeuvent autant qu’ils m’aliènent. La vérité est que je n’aime pas les hauteurs. Dans l’histoire, les humains ont cherché les montagnes pour se retirer du monde ou pour bâtir des forteresses. C’est une posture qui me trouble. Il y a quelque chose de violent et de colonial dans la volonté des humains à maîtriser les sommets. Ce regard qui veut mettre le monde entier à ses pieds, dominer les paysages, rendre petits les lacs, tracer du bout du doigt le cours sinueux des rivières. Je suis une fille de la mer. L’horizon s’étale devant moi, à hauteur des yeux. Je me sens petite et insignifiante face à la mer. C’est très bien ainsi.Je ne voudrais pas voir l’autre rive. Je voudrais garder une part de mystère. Me voilà un élément appartenant à un tout, plus grand et plus puissant que moi. Un univers plein de possibilités, de découvertes, de surprises. Je me sens moins seule face à la mer qu’au sommet d’une montagne. L’horizon m’invite à tendre la main vers l’inconnu, à poursuivre la quête. L’horizon me dit que je n’ai pas fini d’apprendre, ni d’écrire, ni d’imaginer.

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