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Mauve pétant is the new black

Mauve pétant is the new black

Zoo, qui s’annonçait comme la fin ludique d’une trilogie amorcée en 2010, et visuellement déclinée selon les trois saveurs classiques des liqueurs Crush, s’avère un des grands opus du poète DLP.

Poésie

Zoo, qui s’annonçait comme la fin ludique d’une trilogie amorcée en 2010, et visuellement déclinée selon les trois saveurs classiques des liqueurs Crush, s’avère un des grands opus du poète DLP.

Zoo est le recueil qu’il y a à peine trois mois, dans ces pages de LQ, je m’impatientais de ne pas lire, commentant un livre plutôt ordinaire de Leblanc-Poirier (Fuck you), tome médian d’une autre trilogie, toujours en cours, à l’Hexagone. Or, c’est à l’Écrou, qui fêtait cet été ses dix ans de fondation avec cette toute récente parution de DLP, que se donne à lire sa poésie la plus excitante: il semble en effet que c’est dans la petite maison d’édition DIY que se retrouvent les projets où l’auteur est le moins contraint et qui lui permettent d’éviter de se répéter.

Il faut dire que la trilogie s’amorçait avec un chef-d’œuvre, Gyrophares de danse parfaite, éblouissant d’images hallucinées et chevauchant une prose-mustang qui faisait flèche de tout bois («Le char a dérapé devant la situation et je suis mort au Nebraska»). En 2013, Le naufrage des colibris cristallisait la manière amoureuse de DLP dans un très beau recueil qui marquait le début d’une «pause» de quatre ans pendant laquelle il publié trois romans (!).

Quant à Zoo, son programme, des portraits de gens aux prises avec diverses problématiques de dépendance sévère, a tout pour offrir à DLP un territoire vaste pour laisser cours à sa prolixité en matière d’images. Soyez prévenus: c’est parfois excessivement brutal. Un exemple parmi la douzaine de maganés (j’emprunte à Yvon Deschamps ce vocable rigolo mais bienveillant), voici Johnny: «quand il n’avait plus de dope/il vidait les bacs de seringues/pour s’injecter». Jamais l’auteur, dont les textes ont souvent fait allusion à la dépendance aux opioïdes, ne s’était à ce point avancé dans la description des états et modes de vie de toxicomanes; un sujet qui fascine autant qu’il pose la question de la légitimité d’en traiter, légitimité dont l’auteur nous convainc très aisément — voici maintenant Richard (les suites de poèmes portent toutes le prénom de quelqu’un):

Richard avait passé 25 ans
à l’ombre des murs étouffé
avec les chenilles de la détresse
il fumait à la fenêtre
avec un poumon d’avion
et il regardait au travers des barreaux
les doigts coupés d’un jardin
[…]

 

en prison
finalement petit jusqu’aux orifices
croulant sous la puissance de dieu il disait
que les punaises imaginaires qui dorment dans la clarté
ont fumé les chaises hautes de l’abstinence
mon parrain c’était lui mais sans qu’on le dise

Il y a bien encore quelques petits irritants ici et là («désaccordé» et «désaccorder» en moins de six lignes, «on avait rit» [sic],etc.); rien cependant pour nous distraire du spectacle galvanisant de beauté et de rudesse qu’offre Zoo. Ses poèmes touchent au juste équilibre entre intensité rock et délicatesse du regard, et la faune qui nous est présentée n’est jamais livrée à notre voyeurisme, mais toujours accompagnée par le poète qui en défend la souffrance sacrée avec toutes les munitions de la beauté: «avec ses yeux vitreux/elle aurait soudoyé les huîtres/dans le parfum des autres/des prostituées qui avaient/des perruques de luzerne/on aurait dit des ongles des crèmes […] en l’honneur de son émoi/dardé par les ciseaux du métabolisme/je la prononce/Josée mon ouragan battue/ma pilule sauvage». Il y a dans ce recueil un témoignage d’une rare empathie sur un tel sujet au Québec, à situer quelque part entre le film de Rodrigue Jean L’amour au temps de la guerre civile et Josée Yvon.

Au cœur de toute cette noirceur, la plume pop, comique et effrontée de DLP fonctionne à merveille, mais sans les fanfaronnades qui m’avaient lassé dans Fuck you, comme si le sujet l’interdisait. La lecture est si captivante — oserais-je dire addictive — qu’elle évoque les incursions dans des milieux impénétrables auxquels nous donnent notamment accès certaines productions télé, que nous dévorons précisément parce qu’elles dévoilent des réalités occultées, reléguées au mystère des bas-fonds que l’immense majorité d’entre nous ne fréquentera jamais. Zoo, me suggère la chaise qui en orne la couverture, m’accorde le privilège d’assister à quelque chose comme un meeting des N.A., qu’une partie de moi (l’humanité, les dépendances et la souffrance) peut écouter sans juger. Pour apprendre et pour vivre un peu plus en paix avec mes choix. Pour croire encore plus fort que la poésie peut quelque chose pour consoler la vie dure, ne serait-ce qu’en nous désaltérant, quelques minutes, au seuil d’un dépanneur l’été. Daniel Leblanc-Poirier signe en cela un livre important, et confirme avec éclat la singularité nécessaire de son travail de poète. ♦

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Daniel Leblanc-Poirier
Montréal, l'Écrou
2019, 80 p., 10.00 $