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Mausolée fleuri

La mort d’êtres chers nous dévie de nos trajectoires habituelles. En nous dévoyant, elle révèle de nouveaux angles d’où on peut observer le monde. Catherine Mavrikakis, après avoir perdu sa mère, chambarde personnages et intrigues pour nous entraîner sur un versant plus intime de son œuvre.

Thématique·s
Récit

La mort d’êtres chers nous dévie de nos trajectoires habituelles. En nous dévoyant, elle révèle de nouveaux angles d’où on peut observer le monde. Catherine Mavrikakis, après avoir perdu sa mère, chambarde personnages et intrigues pour nous entraîner sur un versant plus intime de son œuvre.

Thématique·s

Qu’on ne s’y méprenne point: L’absente de tous bouquets fait preuve de la même maîtrise du récit à laquelle nous a habitué·es l’autrice dans ses nombreux romans précédents. Tout est brillamment assemblé, réfléchi avec pondération et interprété en virtuose. Seulement, il n’y a plus d’êtres de papier derrière lesquels se cacher ou se révéler en demi-teintes: ne subsistent que la lumière blafarde du deuil, du long labeur solitaire, et celle, crue, de l’absence. On sent entre les lignes que l’écrivaine, d’ordinaire si pudique, cligne quelquefois des yeux, comme si elle était étonnée de s’être placée sous d’aussi intrusifs projecteurs, puis elle reprend aussitôt contenance pour énoncer, avec un formidable aplomb, quelque vérité puissante et universelle. Puisant dans le Journal de deuil (Seuil, 2009), de Roland Barthes, autant que dans les ouvrages du «réalisateur-jardinier» Derek Jarman, Mavrikakis trouve également des échos dans la correspondance de Stéphane Mallarmé, à jamais marqué par le décès de son fils. La réflexion de la romancière, à l’instar de celle développée dans son très beau Oscar de Profundis (Héliotrope, 2016), est bardée de livres, qui sont autant de pièces constituant l’armure derrière laquelle elle affronte la vie.

La sincérité du portrait

Comme dans une partition musicale où le violon répondrait au piano, Mavrikakis alterne les adresses aux lecteur·rices avec un monologue imaginaire, en italique, dont la mère est la destinataire. Dans les deux récits, la sincérité de la confession est d’un immense courage. La mort n’a pas adouci le souvenir d’une mère déracinée, intransigeante et bien souvent acariâtre. L’«amour-hommage» n’en est que plus grand, loin des généralités de salons mortuaires et des homélies embrouillées de la prêtrise. Le portrait est pertinent parce qu’il ne tente pas de flatter une mécène, mais bien de rendre avec justesse ce léger strabisme ou cette ride au coin de l’œil qui disent l’usure de vivre.

Mais maintenant que tu es morte, je peux tout te dire et converser avec toi de Freud ou de Lacan. Tu m’écoutes, tu commentes.

En fait, Maman ne le savait pas mais elle m’a tout appris d’eux sans les avoir lus: les hystériques, les secrets de famille, la toute petite bourgeoisie revancharde qui joue à être forte, les incestes enfouis dans des silences, les mariages malheureux, les membres fantômes du grand-père, la psychose du fils, tout, tout dans notre famille m’a conduite sur le divan.

En analyse, longtemps je ne parlai que de toi.

Le divan au fond du jardin

Cette grille d’analyse psychanalytique, chère à l’autrice, enrichit nombre de pages du livre. Oscillant entre les profondeurs, où la narratrice suggère de s’aventurer, et le baume tranquille du jardin à cultiver, la réflexion, plutôt que d’hésiter, s’efforce de combiner ces deux extrêmes sémantiques. Comme on le devine en lisant Kundera, une vie pleine ne peut être uniquement faite de légèreté ou de pesanteur: elle doit nécessairement concéder à l’une et à l’autre. Au gré des réminiscences semées dans le texte, on remonte l’existence de cette mère à la fois forte et blessée. Nostalgique d’une France bonifiée par les millésimes qui l’en séparent, elle entretient un fantasme l’éloignant d’un Montréal de banlieue tristounet. Fuyant le salaud de mari, les enfants qu’elle juge ingrats et la provincialité supposée des Québécois· es, elle vit jusqu’à la fin dans le bric et le broc des souvenirs bricolés d’une époque révolue. «Oui, nous avions une mère morte, une maman absente à nous, et je pense à ma mère comme à celle qui n’arrivait pas à être là.»

Si la sépulture physique paraît modeste, l’amour inconditionnel voué par la fille à la mère transparaît à chaque page de ce mausolée constitué des pensées tourbillonnantes qu’on épingle, au prix d’un grand effort, sur le papier. C’est un substrat même de deuil que les lecteur·rices auscultent avec recueillement, tremblant devant son universalité. Sans aucun doute, L’absente de tous bouquets rejoindra la liste des livres importants qui aident à passer à travers cette épreuve qui, à un moment ou un autre, viendra tous·tes nous trouver. On se prépare à la perte d’un être cher avec les moyens du bord, comme un naufragé amasse les débris pour se prémunir contre la tempête. Ce n’est qu’une fois les grands vents tombés, lorsqu’on contemple avec sidération le ressac, que la reconstruction de soi peut débuter. Idéalement, dans l’une des formes de silence cultivées par des livres aussi essentiels que celui-ci.

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Catherine Mavrikakis
Montréal, Héliotrope
2020, 184 p., 22.95 $