Aller au contenu principal

«In marécages res»

C’est précipitamment que commence Marécages de l’utopie, une traduction par Jeannot Clair du premier livre de Catherine Fatima, Sludge Utopia. On y plonge sans préavis et sans tuba.

Traduction

C’est précipitamment que commence Marécages de l’utopie, une traduction par Jeannot Clair du premier livre de Catherine Fatima, Sludge Utopia. On y plonge sans préavis et sans tuba.

Dès les premières pages, les personnages se succèdent à une cadence qui nous donne l’impression de butiner de rencontre en rencontre, comme la narratrice, dénommée Catherine (et avec laquelle nous adoptons un pacte autofictif renforcé par la forme diaristique de l’œuvre). L’affaire a quelque chose d’étourdissant et de grisant, comme ces soirées où l’alcool provoque des symbioses surprenantes, des confidences enjouées et réciproques avec des individus jusque-là encore inconnus. C’est bien ainsi que nous apparaît la protagoniste: comme celle dont il reste tout à découvrir, mais dont les premiers mots, à l’aube d’une conversation, sont une promesse relationnelle.

Si Marécages de l’utopie est monologique et se place d’entrée de jeu du côté de la logorrhée lucide et revendiquée, il laisse néanmoins l’impression tenace d’un dialogue dans lequel nous sommes invité·es à titre de spectateur·rices et non d’intervenant·es. Car c’est avec elle-même que discute Catherine en organisant un théâtre de marionnettes étourdissant où s’énonce sa propre intériorité.

Les idéaux ne font pas bander Catherine

Marécages de l’utopie est ardu à synthétiser sans tomber dans le résumé dense ou la formule courte. Pour parler avec la concision de Gérard Genette lorsqu’il s’exprime à propos de l’opus proustien, on pourrait dire que Catherine cherche, au sens intransitif du verbe. Elle veut «inventer de nouvelles façons de parler du désir», «se réapproprier le mot "érotique"», et c’est à travers une série de rencontres sexuelles, amoureuses et amicales rigoureusement disséquées qu’elle s’y emploie. Les compulsions à répétition de la protagoniste pourraient être lassantes si l’autrice ne les abordait pas avec autant d’acuité critique.

Si le livre est utopique, c’est autant en raison de l’optimisme autoproclamé de la narratrice que du rapport unissant le texte à cette notion philosophique. L’utopie est un lieu fantasmatique, mais aussi, lorsqu’on se penche sur l’étymologie, un non-lieu. Difficile de dire si Catherine cherche l’un ou l’autre dans sa quête. Peut-être que la réponse, au fond, importe peu. À moins qu’il s’agisse précisément de présenter le désir simultanément comme cet espace d’idéal et d’impossible, et le sexe comme l’acte par lequel s’évanouit l’illusion (très lacanienne) d’une rencontre entre deux êtres, mais aussi entre ces deux acceptions du terme: «Je voudrais aimer le sexe que désire mon esprit utopiste, mais je ne jouis qu’au fond des marécages.»

Le livre flirte avec l’utopie, mais il est surtout question d’embourbement, celui de la narratrice au sein de systèmes de relations où la conscience des dynamiques de pouvoir n’empêche pas pour autant de s’y jeter avec autant d’allégresse que d’amertume. Les êtres, dans Marécages de l’utopie, vivent en codépendance et s’inscrivent dans divers écosystèmes (torontois, parisien, montréalais, açoréen) sans vraiment arriver à prendre racine dans ces sols instables.

Force d’inertie

L’embourbement est aussi celui d’une conscience qui patauge difficilement dans sa propre viscosité. Contrairement aux marais, où ne pousse aucune végétation, les marécages sont arbustifs. On comprend pourquoi le traducteur a opté pour ce terme plutôt que pour celui de «boue» afin de décrire une pensée qui prolifère avec autant d’amplitude: «Je ne suis pas vide, je suis mal rangée. J’ai de l’intériorité à ne plus savoir qu’en faire.»

À la question du désir (ce «marécage sombre, vaseux») s’ajoute celle de la procrastination (étudier, écrire, travailler), qui traverse l’ouvrage comme une autre forme d’envasement. C’est en ce sens, peut-être, que le genre du journal intime est privilégié par Fatima. Il fonctionne à la manière d’un drainage, qui permet de regarder courir les racines sous la surface stagnante. Grâce à l’écriture diaristique, l’autrice enfonce le bras jusqu’au coude dans les sédiments de son «passé/présent» entremêlés. Elle les envisage d’ailleurs comme une forme de dynamique à privilégier ou à contrer.

Marécages de l’utopie débute in medias res, ou plutôt «in marécages res», est-on tenté de dire, car la pensée s’y ramifie dans une écriture qui doit elle-même beaucoup à l’enlisement. Fatima semble à vrai dire reproduire le programme de séduction romanesque qui l’attire vers d’autres livres: «J’aime qu’une autrice obscurcisse quelque chose: j’embarque. J’aime sentir qu’elle a accès à une chose qui demeurera cachée pour moi jusqu’à ce que j’aie travaillé.» C’est l’impression de lecture que produisent les phrases de la romancière. Plus précisément, elles dessinent la cartographie d’une pensée au déploiement d’abord éreintant par sa vitesse de propulsion (comment court-on aussi rapidement dans un tel limon?), mais lorsqu’on les apprivoise, elles demeurent à l’esprit comme une chose avant tout mouvante, vivante.

Auteur·e·s
Individu
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Catherine Fatimas
Traduit de l’anglais (Canada) par Jeannot Clair
Montréal, Héliotrope
2021, 294 p., 25.95 $