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Marcher dans ma tête

Micro-essai
Thématique·s

Je ne suis pas sûre d’écrire pour changer le monde. J’écris plutôt pour le comprendre. Depuis mon premier essai (depuis toujours?), je cherche ma pensée dans les mots. Ils sont tour à tour mes éclaireurs et mes prisons.

Ils constituent aussi un chemin sur l’eau: je vais d’une pierre à l’autre et, régulièrement, je m’aperçois qu’elle glisse, que mon pied ne pourra pas y rester. Je change de repère.

C’est une escalade et parfois une descente, tout dépend.

Avec le temps, j’ai appris à être concrète: à me faire un plan, à organiser le travail, à me donner une structure. Mais il reste que, aussi gênant soit-il de le dire, je ne sais jamais ce que je vais trouver au bout du texte.

Un essai n’est pas une accumulation numérique de feuillets, ni une extension du travail de journaliste. Oui, il y a de la recherche, des entrevues, mais en fin de compte, je suis seule avec ma pensée et je choisis sa direction: quels méandres exposer? Quelles conclusions esquisser?

Écrire un essai, c’est partir à l’aventure, parfois à la guerre.

Quand j’ai écrit Femmes et pouvoir: les changements nécessaires (Leméac, 2015), je me souviens d’avoir buté sur cette idée contradictoire: plaider pour la parité femmes-hommes signifiait postuler une différence entre les hommes et les femmes. Dans ma naïveté, je souhaitais effacer toutes les différences, mais ce n’est vraiment pas aussi simple. Devant cette impasse, j’ai retourné la question dans tous les sens. Et j’ai aimé ce chemin. Il m’a permis de comprendre à quel point j’avais intériorisé l’idée selon laquelle le féminin était une tare à effacer. J’allais découvrir, par ce travail d’écriture, que c’est justement au nom du féminin, au nom de la différence qu’il fallait exiger la parité. Ça a été mon chemin pour expliquer la nécessité de l’inclusion, de toutes les inclusions.

Je me souviens d’avoir longuement réfléchi à mes paradoxes. En moi évoluait une Pascale avec ses gros sabots, et une autre qui lui parlait, et lui demandait d’essayer de voir les choses sous un autre angle.

Je crois aussi que j’ai avancé en acceptant d’exposer des nuances. Ce sont elles qui me permettent de ne pas raccourcir ma propre pensée, et d’accepter de ne pas trouver de réponse.

Il est aisé d’épouser un camp, mais parfois, ça ne l’est pas. Et il faut pouvoir le dire, l’écrire, y réfléchir. Aujourd’hui, il m’arrive fréquemment de me demander: pourquoi vaut-il mieux ne pas énoncer telle réflexion? C’est que le monde piétine les idées, et que cela me donne envie de ne pas parler: je connais tous les raccourcis qui seront pris, et toutes les choses qu’on va vouloir me faire dire, mais que je ne pense pas.

Je me méfie du «pour ou contre», cette fabrication rhétorique qu’on aime tant, mais qui demeure un jeu, comme dans «joute oratoire», et qui ne devrait jamais passer pour de la pensée,
à peine pour la prémisse d’un essai.

Alors je garde pour moi certaines idées, et je les partagerai seulement quand j’aurai maîtrisé leur mouvement, quand j’aurai préparé mes arrières pour me protéger des appropriations intellectuelles, si nombreuses et si pernicieuses.

Dans l’attente, j’entreprends le chemin, de plus en plus seule à mesure que je progresse. Je lis, j’interviewe, je cherche, je note. Ensuite, je laisse mûrir, je recommence. Je «farcis» les paragraphes quand je peux approfondir mes idées, les illustrer, les nuancer. Je relis, ne comprends pas toujours où je m’en vais, mais je sens qu’il faut continuer, que j’ouvrirai une piste intéressante, une piste qui me fera avancer.

Et c’est exactement là, à ce moment précis, dans cet interstice, que je trouve mon idée, que je l’apprivoise et que je commence à la comprendre.

Je suis adepte de l’essai, même s’il est voué à une courte vie, car souvent très collé sur une époque ou un problème. On ne s’appelle pas toutes Montaigne, on n’est pas le canon, surtout pas les femmes essayistes et encore moins celles qui écrivent sur les féminismes.

C’est Stéphanie de Genlis, une femme de lettres du xviiiesiècle, anthologiste de la littérature féminine1, qui m’a donné la clé: elle semblait dire qu’il fallait nous réunir par l’écriture pour acquérir notre légitimité.

Dans le silence de la pensée, je trouve de la joie. Je suis sur mon X. Mon temps devient précieux.

 


Pascale Navarro a signé, aux éditions du Boréal, Interdit aux femmes (avec Nathalie Collard), Pour en finir avec la modestie féminine et Les femmes en politique changent-elles le monde? ainsi que Femmes et pouvoir: les changements nécessaires – Plaidoyer pour la parité chez Leméac. Elle a reçu le prix Femme de mérite du YWCA en 2007, le Prix du Gouverneur général en commémoration de l’affaire «personne» en 2016, et est diplômée d’honneur 2012 de l’Université de Montréal.

  • 1. Stéphanie-Félicité Du Crest Genlis, De l’influence des femmes sur la littérature française, comme protectrices des lettres et comme auteurs, ou Précis de l’histoire des femmes françaises les plus célèbres, Paris, Hachette / Bibliothèque nationale de France, 2013 [1811].
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