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Lunes bleues

Québécoise installée dans l’Ouest, Lyne Gareau signe son premier roman avec La librairie des insomniaques. Ses ports d’attache, Vancouver et l’île Saturna, sont au centre de l’intrigue.

Littératures de l'imaginaire

Québécoise installée dans l’Ouest, Lyne Gareau signe son premier roman avec La librairie des insomniaques. Ses ports d’attache, Vancouver et l’île Saturna, sont au centre de l’intrigue.

Le roman nous emmène dans ce qui ressemble à une Vancouver futuriste. Si la ville n’est pas nommée, des indices laissent supposer que nous nous trouvons bel et bien dans la métropole portuaire de l’Ouest. Là, les sans-abri sont pourchassés par l’entreprise Sécuricorpo, les drones sont légion, la collecte d’eau de pluie est interdite, et planter des graines fertiles relève du terrorisme écologique. Ex-enseignant, Alexandre Tremblay évolue dans cet univers contrôlé, «réfugié dans l’ordinaire comme dans un cocon», en anesthésiant volontairement ses sens. Depuis la Rectification, les cours sont en effet dispensés par ordinateur, et des gardiens sont embauchés pour châtier les élèves qui ne travaillent pas assez. L’homme a dès lors choisi de devenir un ermite urbain.

Une nuit, alors que l’insomnie le taraude, Alexandre se remémore l’une de ses passions de jadis: les librairies. Il décide de sortir de son logis spartiate et, sur un coup de tête (ce qui ne lui ressemble guère), suit parmi un lacis de ruelles un chat gris, qui le conduit dans un quartier dérobé de la cité. À l’instar des nouvelles La ruelle ténébreuse de Jean Ray et La bouquinerie d’Outre-Temps d’André Carpentier, ce passage mène Alexandre dans un ailleurs fantastique, où «tout était pareil et pourtant subtilement différent. Et la nuit avait une nouvelle saveur. Indéfinissable». L’homme parvient à un commerce pour noctambules, la Librairie des insomniaques. Sur ses incroyables rayonnages, des ouvrages clandestins apparaissent par magie, et les livres trouvent eux-mêmes leurs lecteurs.

Alexandre y rencontre une faune singulière, intemporelle: Viateur, le libraire, Myriam, une pianiste dont la présence le galvanise, Julie-Anne, l’écrivaine en résidence… S’adjoignent bientôt à ces protagonistes le chauffeur de taxi Balwinder et Frank, l’un des anciens élèves de l’ex-enseignant. Tous ces personnages, bien élaborés, denses et crédibles, vivent hors du monde. Ils habitent en quelque sorte un interstice fantastique où se rassemblent les proscrits du gouvernement autoritaire en place: «Les intellectuels, les rêveurs, les environnementalistes, les artistes… tous, de nouveaux ennemis.»

L’ex-enseignant se cantonne néanmoins dans sa position d’ermite, réfugié dans «l’état de banalité ultime auquel il aspir[e]». Ses pas le portent pourtant inlassablement jusqu’à la Librairie des insomniaques, pleine lune après pleine lune — y compris lors de la treizième lune annuelle, la «lune bleue». Par amitié, ses nouveaux acolytes envisagent de le conduire sur une île déserte (lieu de prédilection des solitaires, selon eux), par-delà les déversements des pétrolières. Est-ce que cet exil sera définitif? Funambule aux envolées feutrées, Lyne Gareau nous guide vers une fin magnifique (avouez que, vous aussi, vous auriez suivi le chat gris).

À l’enseigne des étoiles vives

Ouvrage généralement soigné, La librairie des insomniaques est porté par la plume délicate de l’auteure, émaillée de touches poétiques. Bien que les figures de style soient le plus souvent maîtrisées, certaines images ne sont pas toujours justes, par exemple: «Comme un tentacule, une voix vint le chercher», «comme une longue algue qui l’enveloppait de douceur», ou «une pieuvre à l’estomac, Frank mènerait ses amis au sommet de la montagne» (peut-être serait-il préférable d’éviter le lexique maritime). À quelques reprises, les comparaisons se dotent en outre d’un comique discutable, rompant avec l’atmosphère posée et plutôt sérieuse du récit: «Une passante qui lui rappela, étrangement, une banane sympathique; ou encore, au cours d’une scène dans laquelle Frank et Julie-Anne s’embrassent: «La langue de Frank comme un labrador enthousiaste»! Ces instants, heureusement rares, tranchent avec l’ambiance fantastique classique élaborée par l’écrivaine, qui évoque (mais moins sur les territoires de l’épouvante) Jean Ray, Daniel Sernine ou Claude Bolduc.

En ce sens, le lecteur pourra s’interroger sur le choix de greffer un cadre science-fictif à cette intrigue fantastique qui aurait mieux fonctionné de façon autonome. Le livre possède même des accents «rétro», inactuels… Les éléments liés au futur proche, à une apocalypse écologique, font quelque peu «pièces rapportées». Après tout, comme l’auteure l’écrit avant le dénouement, au sujet d’Alexandre: «Le merveilleux étalait, encore et encore, ses longs bras pour venir l’attirer vers lui.» N’est-il pas, ce merveilleux, le cœur du récit? J’incline à penser que oui.

Futur antérieur

La librairie des insomniaques nous convie à un parcours unique dans un futur antérieur, au sein d’un Ouest canadien imaginatif et sensible. Lyne Gareau (dont c’est le premier roman) relève le pari difficile de nous immerger dans des au-delàs fantastiques essentiellement lumineux. Cette œuvre chromatique saura plaire aux lecteurs fervents d’un fantastique plus diurne que nocturne. Ne nous invite-t-elle pas entre autres à nous «émerveille[r] de la grâce d’une crevasse qui se faufile sur les trottoirs»? ♦

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Lyne Gareau
Saint-Boniface (Manitoba), Les Éditions du Blé
2017, 172 p., 19.95 $