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L'ouvrage littéraire de Robert Yergeau

Portrait

Disparu depuis désormais dix ans, Robert Yergeau1 nous lègue une œuvre à la fois cynique, angoissée, dense, polymorphe et interconnectée.

Que ce soit en raison du hiatus entre ses deux derniers recueils, Prière pour un fantôme (Le Noroît, 1991) et Une clarté minuscule (Le Noroît/Les heures bleues, 2013 [posthume]), du fait de la prépondérance des activités du Nordir2, ou des suites des aléas de l’histoire littéraire qu’il s’amusait à commenter, et qui l’ont fait connaître davantage pour la teneur de ses essais – plus cités que lus, par ailleurs – ou pour le recueil-pamphlet incendiaire qu’il a publié sous le pseudonyme de Béatrice Braise, Les Franco-Ontariens et les cure-dents (Le Nordir, 1993), on a tôt fait de balayer l’œuvre poétique de Robert Yergeau sous le tapis.

Pourtant, il y a bien œuvre, et l’auteur s’ouvre à ce que ses textes soient disséqués: «ils consentiront à décliner leur identité/ou contribueront à pourrir sur place» (L’usage du réel, Le Noroît, 1986). Ne serait-ce qu’anecdotiquement, Yergeau a également tissé un réseau fédérant ses carrières de professeur, de critique, d’éditeur, de chercheur et de poète – citant ses auteur·rices favori·tes, glissant un livre à la main d’une connaissance, publiant une recension ou un article au sujet de son nom de plume, ou enseignant certaines de ses principales influences (René Char, Paul Éluard, Blaise Cendrars, Guillaume Apollinaire, Yves Bonnefoy, Joyce Mansour, Roland Giguère, Claude Gauvreau, Anne Hébert, Gilbert Langevin, André Roy) – pour que s’opère entre elles un transvasement qui rende inséparables ces différentes formes de passation.

Peut-être à l’instar de Jean Leduc3, qui lui ressemble de plusieurs manières et à qui il consacrait un intérêt grandissant dans ses dernières années, il savait être critique tant dans sa fébrilité, qui le faisait rester aux aguets du milieu littéraire, que dans son ironie4, qui lui permettait de relever les apories tous azimuts, y compris les siennes. En résultent des livres éminemment ponctuels, qui de nature essayistique5 ou poétique6 procèdent d’épisodes qui auront marqué sa trajectoire: le refus d’une bourse ou d’un prix, le décès d’un proche, le rejet d’une demande d’accès à l’information, une rupture amoureuse, son suicide éventuel. Ainsi inscrit-il sa présence sur le papier, et se fait-il parfois le sujet iconoclaste d’une quête du perfectible. Plus précisément, il cherche à concilier les contraires qui l’animent, et qui lui permettent d’alterner entre l’éveil lucide et la rêverie, sa fascination pour l’institution du littéraire comme le dédain qu’il cultive à son endroit, les ruines mortes et la rumeur effervescente de l’émeute, les corps malléables et la rigueur de la méta-analyse. Le poème se veut donc la focale de ces tensions, ce avec quoi on invoque une «éphémère zone de chocs» (L’usage du réel) où les concrétiser.

Robert Yergeau savait être clairvoyant. C’est pourquoi il fait s’entrecroiser une pléthore de référents, pour les pervertir tout en s’en réclamant. Il convient à cet effet de percevoir dans ses textes une saine dose de sarcasme, qui ne sert somme toute qu’à camoufler une douleur horrible: celle de ne savoir pas produire le poème qui sauvera tous les autres, et auquel il aspire.

YergeauPhoto : Courtoisie famille Yergeau

Mains qui voyagez vers l’avenir
avec le poids d’un dard fiché dans les
paumes
comme je vous aime.

Les premiers battements investissent
la cloison légère,
fermeté naissante.

Le temps d’un cri
nous obtenons réparation,
preuve fuyante mais accablante.

Le néant lapidé,
roué de coups.

Vivre se déplace.

(L’usage du réel)

Ne me relevez pas
Laissez-moi face contre ciel
Je m’appuierai sur mon ombre rêvée
Pour dormir à même le jour

(Une clarté minuscule)

Dans ce siècle
la grande affaire pour certains
aura été d’en finir au plus vite

Noce majeure
Miroir déchiqueté
Sang, lente nuée

À partir de ces matières
il sera question de poésie
La poésie seule ne saurait suffire
mais elle ralentira notre pourrissement
et étonnera peut-être notre exécuteur
trop confiant

(Le tombeau d’Adélina Albert)

Le jour ne sera que le jour
Les silences seront des cris purs
Nous nous affronterons à découvert
Nous ne nommerons plus l’amour
Nous n’aurons plus de nom

Nous serons sans visage

(Inédit)

Yergeau le forçat des chimères
qu’il entretient dans sa poésie.

Il y a tant de livres et de lèvres à lire.
Viens que je te saigne mon petit poème
ma petite prise sur le réel,
mon bloc d’errance.
Viens t’étendre sur le suaire
de ce papier froid.
Viens que je puisse,
fondant l’être réel et l’être rêvé,
discréditer la mort.

Un lieu froid
des phrases brandies comme un revolver
tir à blanc.

(L’usage du réel)

Vous n’avez pas trouvé de vents
favorables pour vous conduire
sur les hauts plateaux de la clarté brève

où la lumière est si blanche que la nuit
ne suffit pas à la contenir.
Mais vous entendrez peut-être un cri qui vous mènera au sommet d’un arbre où vous verrez un oiseau décapité par les nuages. Son cri se mêlera au vôtre dans la lumière fracassée.

(Une clarté minuscule)

 


Après des études de littérature et de linguistique et une brève carrière en recherche universitaire, Simon-Pier Labelle-Hogue s’est joint à Services aux Autochtones Canada en tant qu’analyste en matière de politiques au sein du secteur de Terres et Développement économique. Outre des articles scientifiques, il a publié plusieurs textes en revue (Le Virage, Estuaire) ainsi qu’un recueil de poésie (Morphologie du loup, Poètes de brousse, 2011), et termine actuellement la rédaction d’un premier roman.

  • 1. «Dix ans de cœur à grossir / Échos de longs siècles à dessiner». Tirés de Les miroirs chavirent (à compte d’auteur, 1977), que Yergeau a publiés alors qu’il était âgé de vingt et un ans, ces deux vers prennent évidemment un autre sens et résonnent à l’approche du dixième anniversaire de son décès. Les enfants du poète, Émilie et Alexandre Yergeau, remercient LQ de lui consacrer un portrait, pour que les échos de sa vie (littéraire) retentissent encore le temps d’un instant.
  • 2. Yergeau a fondé les Éditions du Nordir en 1988, lorsqu’il était professeur au Collège universitaire de Hearst (devenue Université de Hearst), avec pour objectif de mettre de l’avant la création littéraire de, et la réflexion sur l’Ontario français. Devenue un incontournable, l’institution qu’il a dirigée avec Jacques Poirier comptait plus de cent cinquante titres à son catalogue au moment de sa dissolution en 2011. La qualité des œuvres publiées a valu à la maison d’édition et à ses auteur·rices de nombreuses récompenses, dont trois Prix du Gouverneur général.
  • 3. À l’instar de Yergeau, Jean Leduc (1933-2012) fut poète, bibliophile, professeur, critique et éditeur. Auteur transgressif, il a également emprunté plusieurs pseudonymes, notamment pour des textes qui ont paru à l’enseigne de sa propre maison d’édition. Yergeau espérait d’ailleurs qu’un travail d’envergure porte un jour sur cet écrivain.
  • 4. «Fébrilité» et «ironie» ont servi à qualifier tour à tour le travail littéraire de Robert Yergeau chez Paul Bélanger («Une vivante bonté» dans Une clarté minuscule) et Pierre Nepveu («Préface» dans L’oralité de l’émeute).
  • 5. À tout prix: les prix littéraires au Québec (Triptyque, 1994); Art, argent, arrangement: le mécénat d’État (David, 2004); Dictionnaire-album du mécénat d’État (David, 2008).
  • 6. Les miroirs chavirent, à compte d’auteur, 1977; L’oralité de l’émeute (Naaman, 1980); Présence unanime (Éditions de l’Université d’Ottawa, 1981); [sous le pseudonyme Béatrice Braise:] Les Franco-Ontariens et les cure-dents (Le Nordir, 1993); et aux éditions du Noroît: La déchirure de l’ombre suivi de Le poème dans la poésie, 1982; L’usage du réel suivi de Exercices de tir, 1986; Le tombeau d’Adélina Albert, 1987; Prière pour un fantôme, 1991; Une clarté minuscule [en collaboration avec Les heures bleues], 2013 [posthume].
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