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L'intelligence des blessures

Poésie
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Photo Alain LefortPhoto |Alain Lefort

 

Je refuse la tragédie, je refuse l’échec,
et je dis qu’il faut toujours donner
la 101e chance à l’amour.

– Gaston Miron

 

À mon réveil, mon chat se pose sur ma poitrine plate et m’honore de ses ronronnements matinaux. Gratitude. Félicité complice et féline. C’est son bonjour. Ma bénédiction. Moi, je dis bonjour au monde qui s’effondre. Regardons-nous encore un peu dans les yeux avant de ne plus nous souvenir de la couleur de nos iris.

Je prends mes seins dans mes mains. Je les pétris comme une peine d’amour. Je suis une femme translucide. On devine à travers moi toute la souffrance de mes sœurs, pour peu qu’on s’y intéresse. C’est si mince et si frêle, cette peau. À une déchirure près de me déverser dans le monde.

Je marche aux côtés de mon ami A. que je crains de rendre malade. Je pense au fait que ma grand-mère est morte un an avant la pandémie. À ma tante morte peu avant ma grand-mère d’un cancer-cheval foudroyant. Grand-maman trouvait injuste de pleurer la mort de sa fille. Je la revois encore se désintégrer sur sa chaise. Je redoute le moment où je serai épuisée de pleurer moi aussi les injustices. Je ne dis rien de ça à mon ami. Je me déforeste à penser aux histoires qui n’ont pas de fin. Je laisse mes incendies me consumer sous le masque chirurgical. Et si nous portons ce masque depuis aussi longtemps, est-ce pour nous révéler à nous-mêmes? Est-ce pour devenir les chirurgien·nes de nos propres âmes? Nos mains se fendillent de froid, nos lèvres sont gercées. Mon ami et moi, nous sourions dans cet hiver aseptisé. Nous sourions parce que nous avons vu la même chose dans les nuages.

Une amie s’envole pour Vancouver, un ami va vivre à Québec, une amie va aux Îles-de-la-Madeleine. Fuir le nid d’éclosions. Je leur demande comment iels vont mais plus souvent où iels vont. Iels sont comme des vagues. Je suis leur rivage. Parfois j’effleure de mes mains la brique des édifices. Je leur demande en secret: et vous, vous n’allez pas partir, dites-moi? Mes ami·es me rapporteront des vestiges de leur voyage. Les laisseront à mes pieds et repartiront. Moi, si je partais, j’aimerais bien arriver quelque part aussi.

La neige féroce, la sueur de l’été, le frimas des printemps tardifs et des automnes précipités. Voilà bientôt deux ans que cela dure. Nos maladies portent toutes le même nom. Et c’est sans compter les deuils qui serpentent nos nuits. Nous courons du salon à la cuisine et de la cuisine à la chambre. Nous rampons, larvaires, dans nos alvéoles de force. Notre tristesse est si grande qu’elle n’a plus de contours. Quand nous étions enfants, nous adorions faire des bulles. Maintenant, les bulles que nous soufflons ressemblent à des prisons.

Mon chat me boude. Il m’aimait mieux quand j’aimais ce gars avec qui tout était simple. J’ai des échardes dans les sinus et c’est impossible de les éternuer. L’amour saigne ou enseigne. C’est à moi de choisir le verbe.

Nous serons des étrangers qui se reconnaîtront. Je te dirai voilà tu as pleuré six mille kilomètres de larmes, l’altitude de ta tristesse avait pour égal l’espoir de tes cicatrices. Nous ferons un canot avec l’écorce d’un bouleau pour délaisser nos hurlements. Glisserons sur le fil des jours sans craindre la vase. Tu seras arrivé non pas comme des réponses à mes questions, mais comme l’étincelle qui attisera ma curiosité pour la vie. Je tiendrai tes bandages quand tu appliqueras du baume pour soigner tes accidents. Tu tiendras les miens. Nous aurons la biologie de nos traumas à panser. Nous aurons fait confiance à l’intelligence des blessures. Dans le souffle des poumons qui guérissent, nous nous dirons: Nous ne vivons pas pour rien.

 


Gabrielle Boulianne-Tremblay est actrice, conférencière, comédienne, écrivaine et poète. On peut la voir, au petit comme au grand écran, lire ses textes parus dans divers revues et collectifs. En 2018, elle publie le recueil Les secrets de l’origami (Del Busso). Paraîtra ce printemps son premier roman jeunesse: La voix de la nature (Héritage Jeunesse). Son premier roman, La fille d’elle-même (Marchand de feuilles, 2021), est finaliste au Prix des libraires du Québec 2022 et sera adapté à la télévision. Elle en rédige actuellement la suite.


Alain Lefort est photographe et portraitiste. Il collabore régulièrement à LQ. [alainlefort.com].

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