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L'imposture

Une jeune femme s’adresse à une amie morte et lui confie la difficulté qu’elle a d’habiter son propre corps, sa propre vie, dont elle est dépossédée depuis l’enfance.

Roman

Une jeune femme s’adresse à une amie morte et lui confie la difficulté qu’elle a d’habiter son propre corps, sa propre vie, dont elle est dépossédée depuis l’enfance.

Divisé en fragments, le texte prend la forme de son sujet. « Sujet » étant à prendre ici dans ses deux sens : celui de la narratrice qui tente de rapatrier les morceaux éclatés d’elle-même, et thème central du récit, à savoir les béances impossibles à colmater. À chaque page, une nouvelle confession, parfois une redite d’une émotion ou d’un évènement vu et exprimé sous d’autres angles témoignent des obsessions du personnage. La narratrice veut comprendre où elle a rompu, ou plutôt ce qui l’a rompu. Sa quête s’étend jusqu’à son identité.

Pour des gens comme moi, Maude, des gens au genre double, qui se sentent en même temps beau et belle, émue et ému, qui sont dépassé·e·s par leur langue si sexiste, par leur double socialisation et de fille et de garçon, l’espace public est un écartèlement et un vide qui engouffre jusqu’à nos espoirs, nos familles, nos intimités. Il faudrait casser tous les miroirs.

Aucune désignation de genre n’est préférée. Pour écrire ce qui représente et le masculin et en même temps le féminin, et pour éviter que le premier l’emporte sur l’autre, on choisira d’inventer un terme. « Illes » voudra donc parler des deux genres, et les accords sont en conséquence. Après la surprise, on accepte rapidement cette convention parce qu’elle appuie entièrement le propos de la narratrice·eur : l’histoire d’une domination pernicieuse qui mènera à la dépossession de soi.

Dualité

L’oppression est engendrée par le père, nommé « le bonhomme sept heures » puisqu’il revient chaque soir semer la terreur, et qu’il s’installera bientôt pour de bon dans la tête de ses victimes. D’une façon plus globale, il symbolise l’homme blanc régnant sur le monde, abolissant tout ce qui n’est pas à son image. La narratrice n’aura d’autre choix que de partir pour ne pas totalement disparaître. Elle explique la difficulté de l’entre-deux, n’étant ni du côté du bourreau ni du côté des victimes, aux côtés de sa mère et de ses sœurs.

L’aventure poétique de Maréchale, sa recherche stylistique et narrative, morcelée, en fragments, se déploie à l’instar des éclats brisés du miroir que le personnage fracasse pour détruire le monde des images trompeuses. La structure n’est donc pas nécessairement chronologique, mais on sent que plus les confessions avancent, plus le personnage rejoint un espace de liberté. « Je crois revenir des murs que j’ai longtemps habités. Je pense me retrouver, réintégrer ma chair, mais je n’en comprends plus les limites. » L’écriture cherche à déterminer les contours : en relatant la peur ressentie dans l’enfance, en retraçant l’histoire de ses grands-parents maternels, en décrivant certains de ses rêves nocturnes, en nommant l’aliénation de la filiation, en évoquant son rapport aux hommes, l’amour physique des amantes, la maladie mentale, la narratrice espère définir les différentes parties d’elle-même et mieux s’appartenir. En cela, le Minotaure (qu’elle féminise au passage) devient pour elle un modèle puisque cet être mythologique hybride, mi-humain mi-animal, cherche la sortie du labyrinthe dans lequel on l’a enfermé.

L’outsider

Une puissance et une unicité manifestes se dégagent de l’écriture de Maréchale. Il y a tout de même certaines phrases qui accusent des maladresses ou versent dans le poncif. « Qu’est-il écrit sur mon cœur ? J’ai la certitude que j’aurais dû être ignorante. Il n’était écrit nulle part que je doive vivre avec cette lourdeur, avec ce qu’on appelle bien trop brutalement la conscience de soi-même. » Leur décalage par rapport à d’autres passages d’une trempe personnellement plus assumée brise parfois la force de frappe. À la relecture cependant, la faute m’apparaît plus comme faisant partie de l’ensemble, une décharge émotive brute qui a besoin de ne rien laisser de côté, d’enfin s’arroger tous les droits, qui préfère être trop que lisse.

La Minotaure est le premier livre de la nouvelle collection « Queer » dirigée par Pierre-Luc Landry chez Triptyque et il s’inscrit définitivement dans son mandat : « le queer est une attitude, un rapport décentré au monde, et c’est son esprit insaisissable que la collection Queer souhaite incarner par la publication d’œuvres littéraires sans mention de genre, qui posent des questions aux différentes "normalités" ». Mariève Maréchale est chercheuse en littératures et spécialiste des écritures des femmes. Dans le récit intime, on sent que la portée se veut effective pour toutes. La voix de la narratrice se solidarise avec celle de toutes les autres. « Je voudrais être la dernière folle à lier. La dernière femme à la fenêtre. » Ne plus être celle qu’on enferme, qu’on limite, qu’on cloisonne. Faire partie des bruits de la rue, des affaires du monde. Mariève Maréchale — qui s’identifie comme femme, butch, lesbienne et bigenre — vient ajouter sa voix aux écritures des femmes, c’est-à-dire ici de celles qui parlent d’elles, ces écritures qui ont été tant méprisées. On les qualifie ou d’excessives ou de fleuries. Sous le prétexte qu’elles seraient sans intérêt, on tente encore de les faire taire. Ici, elles refusent. ♦

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Mariève Maréchal
Montréal, Triptyque
Queer
2019, 178 p., 22.95 $