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À l'image du monde : ce territoire, c'est moi

À l'image du monde : ce territoire, c'est moi

Ligne claire et contours flous décortique avec finesse le processus de création sous-jacent à l’illustration d’enjeux complexes, soulevés par les discours sur la crise climatique et le capitalisme.

Essai

Ligne claire et contours flous décortique avec finesse le processus de création sous-jacent à l’illustration d’enjeux complexes, soulevés par les discours sur la crise climatique et le capitalisme.

Récipiendaire d’une bourse octroyée par la Fondation Grantham, Clément de Gaulejac a passé une partie de l’été 2021 en résidence dans cet organisme, lequel «appuie les productions artistiques et la recherche sur l’art qui se mesurent aux défis environnementaux à l’ère de l’Anthropocène1

  • 1.  Voir la page «Mission» du site internet de l’organisme: [www.fondationgrantham.org].[/fn].». L’artiste s’est intéressé à la représentation des discours sur les bouleversements climatiques et le capitalisme, deux objets hors d’échelle et cauchemardesques, comme il le mentionne, au cœur de sa démarche artistique depuis quelques années. Comment, en tant qu’illustrateur, «faire image» de réalités complexes, difficiles à saisir, et dont les limites, les contours, échappent parfois à la connaissance? C’est la question à laquelle l’artiste tente de répondre dans Ligne claire et contours flous, quatrième opuscule publié par Les Cahiers de la Fondation.

    En prenant comme point de départ une commande reçue pour illustrer un livre des éditions Écosociété, dont le sujet replaçait le combat écologiste dans une perspective capitaliste, Gaulejac se penche sur la capacité de conscientisation et de mobilisation de l’illustration en tant que médium.

    Le combat de la représentation: pour en finir avec la Terre vue de l’espace

    La principale caractéristique du «dessin à problème – c’est-à-dire qui loge en lui un problème, une querelle –» est sa capacité à mettre en images un discours, plutôt que le fait de s’offrir à la contemplation. En s’immisçant dans un flot discursif pour le révéler, il devient lui-même un discours visuel. Or, pour accroître son efficacité, l’illustration doit aussi participer à la déconstruction des imaginaires de la crise climatique et du capitalisme. S’il est difficile d’échapper à certains clichés propres à ces représentations (par exemple, l’homme d’affaires en complet, la Terre comme une sphère vue de loin,etc.), Gaulejac insiste sur la nécessité de «décoloniser notre imaginaire», de revoir la façon de représenter le monde.

    Citant Bruno Latour, sociologue et philosophe des sciences, l’illustrateur rappelle que nous ne sommes pas en dehors du monde, d’où l’importance de «rendre incertains les bords exacts des corps, et principalement ceux de l’humain». Le nouveau régime climatique envisagé par Latour tend à compliquer les relations de pouvoir, en redessinant les frontières entre intérieur et extérieur. C’est ici qu’entre en jeu la nécessité de se dégager des délimitations à ligne claire, une réalité que le confinement des dernières années a mise de l’avant.

    La ligne claire à la rescousse

    L’esthétique du dessin à laquelle renvoie l’expression «ligne claire» implique une compréhension de ce que sont et ne sont pas les objets, avant même qu’on les représente. À la lumière des propos de Latour, cette certitude doit être remise en question. S’il faut déconstruire la pensée du contour défini, la notion de limite franche entre les objets, il apparaît donc nécessaire de repenser l’usage de la ligne claire dans les représentations d’objets aux contours flous. D’un point de vue environnemental, Gaulejac rappelle que la nature se présente comme un continuum, et non sous la forme d’objets distincts aux délimitations nettes. Entre l’être et son environnement, il n’y a pas de démarcation: le premier est une composante du second. Cela dit, pour l’illustrateur qui l’utilise, la ligne claire peut aussi offrir la possibilité de donner à visualiser des objets complexes, aux contours flous, qui échappent à la vision. D’une part, elle participe à la construction du sens commun par sa capacité à penser contre elle-même; d’autre part, elle permet la remise en question des discours et de l’imaginaire de l’idéologie extractiviste, qu’elle a elle-même contribué à mettre en place. Par le choix d’une iconographie appropriée, la ligne claire tend à simplifier le réel pour mieux faire apparaître la complexité des choses.

    Dans ce fascinant exercice d’épistémologie personnelle, Clément de Gaulejac porte un regard critique sur un «médium qui se donne souvent comme une vision neutre alors qu’elle est le fruit d’une histoire du regard». En faisant appel aux sciences du langage, à la sémiologie, à la philosophie et aux sciences de la nature, l’auteur décortique les modes de représentation d’objets monstrueux et offre une perspective fort intéressante et originale sur l’illustration. Les images explicatives, à la sympathique sauce «gaulejaquienne», ponctuent l’essai et s’affichent comme de véritables propositions pour renouveler l’imaginaire autour d’idéologies qui mettent à mal notre rapport à l’environnement.

Auteur·e·s
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Article au format PDF
Clément de Gaulejac
Saint-Edmond-de-Grandtham, Les Cahiers de la Fondation
2022, 40 p., 15.00 $