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L'horreur au coin de la rue

De quoi est faite notre fascination collective pour le sordide? Est-ce que l’horreur n’arrive qu’aux autres? Voilà le genre de questions dérangeantes que pose Jeanne Dompierre dans son deuxième roman.

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De quoi est faite notre fascination collective pour le sordide? Est-ce que l’horreur n’arrive qu’aux autres? Voilà le genre de questions dérangeantes que pose Jeanne Dompierre dans son deuxième roman.

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Chrystelle, Sarah et Amaryllis ont été inséparables au secondaire, en banlieue montréalaise. Maintenant trentenaires, elles se rencontrent quelques fois par année. Il y a un peu de nostalgie et d’obstination dans leur manière de maintenir sous respirateur artificiel cette amitié, qui n’a rien à voir avec leur complicité d’antan. Comme plusieurs, elles refusent l’idée que des gens qui ont été au centre de leur univers puissent devenir de simples connaissances. 

Sarah, adolescente turbulente, est maintenant journaliste et gestionnaire de réseaux sociaux pour un magazine qui se veut branché et subversif. Amaryllis, issue d’une famille cossue, lutte contre un trouble alimentaire et doit composer avec la déception de ses parents face à son métier d’enseignante. Quant à Chrystelle, la plus sage du trio, elle est fiancée à son amoureux du secondaire et mène une enviable carrière d’avocate.

Un soir de décembre, après un repas au restaurant en ville, Sarah propose à ses amies de prendre un verre dans un bar où elle a ses habitudes. Quand les trois jeunes femmes quittent l’endroit, Amaryllis et Sarah rentrent à pied dans une direction, tandis que Chrystelle marche jusqu’à sa voiture dans l’autre sens. On ne reverra jamais cette dernière.

«Ces choses-la, celles qui hantent les cauchemars de toutes les femmes et que les medias et la fiction ont erigees en mythe, ces choses-la n’existent pas dans la vraie vie.» Ce monologue intérieur est celui de la majorité d’entre nous, jusqu’à ce que survienne le pire. Comme si une frontière séparait les gens à qui arrive ce genre de drame de ceux et celles qui en sont épargné·es; comme si grandir dans une banlieue sans histoire offrait un laissez-passer pour échapper à la barbarie, aux plus bas instincts. Parce que Chrystelle n’est pas la première femme disparue dans la métropole sans laisser de traces.

Tous des voyeurs

Personnages secondaires aborde certes le deuil, mais aussi la fascination troublante qu’exercent les crimes sordides sur la population. Surtout, le roman explore la multitude de milieux qui se révèlent hostiles pour les femmes – le travail, la rue –, et la manière déconcertante avec laquelle on peut, même après le mouvement #MeToo, détourner le regard.

Julie-Chloé, jeune collègue de Sarah, envisage sous un angle différent la disparition de Chrystelle et d’autres femmes avant elle. Devant ce que sa profession de journaliste a longtemps appelé un fait divers, elle voit une opportunité:

Bon, d’accord, je veux bien admettre que la perspective qu’un meurtrier rode dans les rues de la metropole en fomentant son prochain crime n’a, en soi, rien de bien rejouissant. En revanche, je suis convaincue que si je joue habilement mes cartes, j’ai de quoi realiser un podcast de true crime dans la veine des meilleures productions americaines. Je vais enfin pouvoir montrer a tout le monde ce que j’ai dans le ventre.

L’œuvre multiplie les voix: Sarah et Amaryllis, mais aussi Esther, la serveuse du bar, la mère de Chrystelle et Julie-Chloé sont des narratrices. Le procédé crée du rythme et des nuances.

Dans son premier opus, Dopamine (Québec Amérique, 2018), Dompierre explorait le mal-être d’une jeune femme à la suite de sa tentative de suicide. Cette fois-ci, ce qui menace les protagonistes ne se loge pas au creux de leur psyché, mais au détour d’une ruelle, ou de la porte du bureau de leur patron.

Personnages secondaires joue avec les frontières du thriller, avec une fin qui glace le sang. Si quelques détails ne passent peut-être pas le test de la vraisemblance, l’ensemble est aussi désarçonnant que réussi. Cette histoire sombre embrasse des enjeux difficiles, tout en demeurant très distrayante. Le livre joue sur la même ligne fine que les balados de true crime, qui connaissent tant de succès et créent une douce dépendance à des récits mettant en scène le côté horrible de l’être humain.

Le titre de l’œuvre dit avec beaucoup de puissance ce qu’il en est: face à la violence d’un enlèvement, toutes les voix autour de la disparue se font entendre, alors que celle de la victime reste inaudible.

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Jeanne Dompierre
Montréal, Québec Amérique
2023, 240 p., 26.95 $