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Lettre non lue

Dossier

11 avril 2021

Chère Mémère Bilodeau,

J’t’écris une lettre que tu liras jamais.
Ç’a été une année dure.
T’étais isolée.
Un peu oubliée.
J’pense pas qu’y a assez d’toi qui reste
Pour la comprendre.

La mémère qui faisait des bonnes tourtières et des cinnamon buns,
A les mains toutes tordues.
La mémère qui faisait du tap dancing dans ’cuisine
Peut pus marcher.
La mémère qui racontait des histoires familiales
Oublie ses mots.

La dernière fois qu’on s’est vues
En personne,
C’est quand j’ai été t’visiter
Avec ma mom au Youville à St. Albert
Au mois d’octobre.
Une rencontre entre quatre générations.
Ta rencontre en personne
De ma fille,
Nommée
Après ta mère.
Ça t’a apporté beaucoup de joie
D’entendre
Ce nom encore.
Émilia.

J’continue d’t’téléphoner,
Mais à chaque fois,
J’me sens comme si j’te perds un peu plus.
C’est triste.
Mais.
T’as presque quatre-vingt-douze ans.
Le même âge que ta mère avait quand ’est morte.
Mémère Caouette.
Madame Wilbrod Lanouette.
Émilia Gaudet.

À plusieurs reprises,
Un de ces noms s’est retrouvé dans le papier franco-albertain,
La survivance.
Chanter à des noces,
Des funérailles,
Même sur la radio CHFA à un moment donné.
J’ai trouvé tes noms aussi.
Lillian Lanouette.
Lillian Bilodeau.

C’est weird que les femmes étaient connues sous le nom de leurs maris.
Un acte pour faire disparaître l’individu chez les femmes.
La personne.
Une marque de propriété.

Mais toi et ta mère,
Vous avez tou’ les deux marqué la vie des autres.
Vous avez tou’ les deux eu tellement un amour pour la musique.
Un vrai cadeau.
Des voix d’anges qui n’ont jamais été entraînées formellement.

Quand j’étais dans mon Bachelor of Fine Arts in Acting,
J’avais eu de la misère dans ma première année d’études.
La pression augmentait,
Pis l’doute remplissait ma tête de plus en plus.
Mais à Noël quand j’suis retournée chez mom et dad,
J’vous ai entendues chanter.
Un vinyl que tes enfants ont fait transférer à un cd.
Vous entendre les deux chanter Ave Maria
Made me pull up my socks.
So to speak.

Vous avez tou’ les deux ce talent,
Mais pas de chance à poursuivre des études de voix.

Moi,
J’étais gâtée pourrie d’opportunités.
Dans un programme reconnu.
Capable de chanter, danser et faire du acting tous les jours.
Je m’ai mis au travail.
À me plaindre moins.

J’suis devenue un peu intriguée avec ton histoire et celle de ta mère.

Qu’est-ce que ta mère a dû penser,
Une fois arrivée?
Débarquée en Alberta de Fitchburg,
Massachusetts.
1927.
Se faire une vie
Sur un homestead
Proche de Vimy.
Petit village.
Après avoir grandi en ville.

À une de nos visites,
Y’a plusieurs années,
Tu m’as dit qu’elle avait abandonné sa famille.
Pour quatre ans.
Qu’elle avait été vivre aux États.
Avec un boyfriend.
En 1938.
Toi et ton ’tit frère ont dû déménager à Edmonton.
Chez les sœurs au couvent.
Ton père pouvait pas s’occuper de vous autres.
Vous avez resté là quatre ans.
Ta mère t’écrivait.
Un jour,
Une lettre te disait
De demander à ton père
If he would take her back.
And he did.
Toi et ton frère sont revenus à ’maison.

T’as pardonné ta mère.
La vie a continué.
Ton père jouait l’piano,
Ta mère chantait.
Toi aussi,
Pis tu dansais.
Une famille d’artistes.

Je suis chanceuse
D’avoir fait beaucoup de visites
Avec toi.
Je suis chanceuse
D’avoir pu
Entendre tes histoires
Tristes,
Contentes,
Tes jokes!
Oh,
Que tu étais bonne
À raconter.
Tu changeais de voix
Pour chaque personnage.
Même pour la langue.
If it was required by the story.

Ma deuxième mère.
Toujours prête à écouter,
Mais,
Après tes ’tits sermons.
Souvent,
T’as raison.
Tu pries pour nous.
Ça m’dérange pas.
Ça m’réchauffe le cœur de savoir
Tu penses à moi
Et à ma famille.

Toutes ces visites…
C’est grâce à ça
Que je parle
Encore français.
C’est grâce à ça
Que j’écris, performe et crée
En français.
Que j’ai réappris à parler
En français.

Well, notre version anyways.

Ah, non, c’est pas vrai.
J’ai aussi appris beaucoup de nouveaux mots.
Comme tutoyer.
It doesn’t mean to tutor.
That’s what I thought.
C’est c’que j’fais dans cette lettre.
J’utilise tu au lieu d’vous.
’Cause on est des best friends.

J’pense pas que je pourrai
Te remercier assez
Pour ça.
Me parler en français.

Ma fille
Va apprendre
Notre langue
Et la faire sa own.
A va voir sa mémère et sa mom
Faire des tourtières
Et peut-être (probablement)
Être très animée quand elle
Parle.

Toi,
Femme forte,
Qui a tellement bien pris soin des autres.
J’espère que tu es bien pris soin de maintenant.
Que tes jours sont pas remplis
De douleur.
J’espère que ce qui t’attend
Est riche
De joie,
D’amour.

Mémère,
Merci.
Pour tes treats.
Pour tes jokes.
Pour tes hugs.

Love,

Joëlle

 


Originaire de Legal en Alberta, Joëlle Préfontaine est une artiste plurilingue et pluridisciplinaire. Sa plume la porte à écrire des pièces de théâtre, ainsi que des slams. Son manifeste J’parle mal pis j’aime ça vient d’être publié dans le numéro «Entre ciel et mer. Rencontre Est-Ouest», collaboration spéciale entre les revues littéraires Ancrages et À ciel ouvert.

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