Aller au contenu principal

L'étoffe du rock

À son immense tapisserie d’œuvres complètement différentes, mais qui se répondent, le magicien David Mitchell ajoute sa facette la plus rock, en brodant à partir de l’histoire de la musique.

Roman

À son immense tapisserie d’œuvres complètement différentes, mais qui se répondent, le magicien David Mitchell ajoute sa facette la plus rock, en brodant à partir de l’histoire de la musique.

Même si nous nous sommes habitué·es à nous attendre à tout de la part de David Mitchell, Utopia Avenue apparaît tout de même en rupture de ton avec le reste de son œuvre protéiforme. Peut-être n’est-ce pas un hasard si Manuel Berri, son traducteur attitré, est cette fois-ci suppléé par Nicolas Richard (qui s’est quand même occupé de quelques Thomas Pynchon, d’un Patti Smith et de livres de Richard Brautigan). La cartographie des nuages (L’Olivier, 2007) était plus près du grand roman choral de science-fiction; Les mille automnes de Jacob de Zoet (Alto, 2012) se rapprochait plutôt d’un roman historique et d’aventures situé dans le Japon du XIXe siècle; L’âme des horloges (Alto, 2017) avait les allures d’un roman d’apprentissage entrecoupé de scènes d’exploration d’une guerre souterraine et millénaire; finalement, Cette maison (Alto, 2019) reprenait les codes du genre de l’horreur. Vous avez le tournis? C’est normal, car vous êtes chez le grand prestidigitateur des lettres anglaises, et chaque fois que l’on passe le seuil de l’un de ses livres, c’est pour être ébloui·e.

Au firmament britannique

Utopia Avenue est le roman de la British Invasion, âge d’or impérissable du rock britannique. Mélomane, Mitchell offre à ses consœurs et confrères une fresque où grandeur et décadence se répondent. Il invente de toutes pièces (et avec une crédibilité confondante) un groupe appelé à devenir mythique. Si la formation est une fabulation littéraire constituée d’anecdotes, de chansons si admirablement décrites que l’on pourrait les fredonner, et de drames qui frapperont sans crier gare, tout le reste est puisé dans l’histoire de la musique de l’époque avec l’érudition du passionné. Cela étant établi, ne vous étonnez pas, au fil des pages, de croiser un John Lennon à quatre pattes, cherchant sa tête sous une table, de subir l’acid test en compagnie des membres de Grateful Dead, de célébrer dans le jardin de Mama Cass, ou de vous faire draguer sous les étoiles, observées depuis le toit du Chelsea Hotel, par le charmant Leonard Cohen.

Mais avant la gloire, la pluie de billets de banque et l’amitié avec le gratin artistique, il faudra bien sûr passer par la case «dans la dèche à Londres». C’est là que Levon, producteur avant-gardiste, trouve Dean, le bassiste de son nouveau groupe. Issu d’un milieu prolétaire, Dean a tout quitté pour se consacrer à la musique. Poursuivi par ses créanciers, expulsé de son logement et renvoyé de son boulot, il a bel et bien atteint le fond du baril lorsque Levon lui propose de se joindre au batteur jazz Griff et au prodige de la Stratocaster Jasper de Zoet (les aficionados de Mitchell verront dans ce personnage le lien avec le reste de la symphonie romanesque). Ne manque au tableau que la pianiste et chanteuse Elf Holloway, recrutée après son premier spectacle solo, conséquence directe de sa rupture soudaine avec Bruce, l’autre moitié du duo folk Fletcher & Holloway. Au confluent du blues, du rock, du jazz et du folk, Utopia Avenue s’apprête à révolutionner ce que le monde pensait connaître de la musique et des genres qui, d’ordinaire, la cloisonnent.

Serpents affamés et échelles chambranlantes

Construit comme un roman choral cédant la parole à un membre différent du groupe à chaque nouveau «chapitre-piste», Utopia Avenue se divise en trois parties, dont les titres sont également ceux des albums de la formation. Les questions sociales de l’époque apportent aussi de l’eau au moulin romanesque: guerre du Vietnam, homosexualité, rupture générationnelle profonde autour des valeurs de Mai 1968. The Times They Are a-Changin’, pour citer Bob Dylan, dont l’ombre n’est jamais loin. Débordant d’anecdotes, de scènes d’anthologie, de références musicales et de dialogues, ce livre est une suite ininterrompue de rebondissements imaginés à même l’étoffe de nos vies. Composées à parts inégales de petits miracles, sur lesquels on voudrait toujours flotter, et de dégringolades sur le dos de serpents affamés, les trajectoires ascendantes des protagonistes empruntent seulement des échelles qui se brisent au pire moment. Après ces quelque sept cent cinquante pages, vous aurez l’impression de devoir faire le deuil d’une bande de vieux·illes et cher·ères ami·es, dont il ne vous restera que des souvenirs immarcescibles pour vous consoler.

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
David Mitchell
Traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Nicolas Richard
Québec, Alto
2022, 768 p., 36.95 $