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L'éternelle jeunesse

Chronique délinquante

J’ai ouvert l’œil à une époque où il n’y avait pas de télévision, de téléphones intelligents, de Facebook ni d’internet. Même pas de littérature jeunesse. C’était dans un temps lointain, par un matin de février plein de bancs de neige et de glaçons, autant dire au milieu d’une page toute neuve. J’étais le neuvième de la tribu. Ma mère m’a raconté. Ma mère disait tout, même ce qui ne devait pas être dit, même ce que nous ne voulions pas entendre. Tous les secrets avoués et inavouables, elle les répétait.

Je l’ai raconté dans Souffleur de mots (Trois-Pistoles, 2002). Vous le savez, un écrivain passe sa vie à se répéter. Ma mère aurait dit : radoter. Un écrivain revient toujours dans les mêmes traces, changeant les mots et les déguisements. Je parle de mon strabisme, mon œil croche, le gauche. J’étais un enfant coq-l’œil, timide, effarouché, peu certain des chemins qui vont se perdre de l’autre côté des montagnes. Je ne voyais pas le monde comme mes cousines et cousins, j’en étais convaincu.

En lisant un journal, ce devait être Le Soleil, j’ai appris qu’on pouvait dresser un œil récalcitrant. Le dompter comme un cheval, le mettre à sa main, le faire regarder droit avec certains exercices. Une sorte de jogging du regard. J’ai pensé tout de suite à la lecture. C’était tout naturel. Je savais presque lire avant de faire mon entrée à l’école. Ma sœur rêvait de devenir « maîtresse ». Je fus son unique élève à quatre ans.

Le premier livre de ma vie ? Une de perdue, deux de trouvées de Georges Boucher de Boucherville. Les écrivains avaient de drôles de noms, alors. Un gros roman d’aventures, avec tout plein de rebondissements, de pirates et de méchants. Ça hypnotisait toute la classe, même ceux qui ne savaient pas lire. On l’explorait à voix haute, comme au temps de monsieur Aristote. À l’époque, tout le monde lisait à voix haute dans les bibliothèques sauf monsieur Aristote, un marginal. La belle cacophonie. Comme pendant les débats des chefs, à la dernière campagne électorale.

J’ai commencé à m’entraîner, pour faire travailler mon œil. Je voulais avoir les deux yeux à la bonne place. J’ai lu tout ce qui pouvait se lire. Les quinze volumes de l’Encyclopédie Grolier que j’empruntais, tome après tome, chez notre voisin, monsieur Poirier. J’ai découvert alors les contes des frères Grimm, les frissons et le plaisir de la peur. Pays et Merveilles aussi. Et même la Bible. J’en ai trouvé un exemplaire dans le camp d’un ami de mon père, dans une forêt d’épinettes noires. C’est vrai, je le jure.

Je suis devenu le dévoreur, celui que ma mère trouvait ennuyant comme les litanies un jour gris de la Semaine sainte. Après, j’ai lu tous les exemplaires de la belle collection « Nénuphar » de Fides. Les engagés du Grand Portage de Léo-Paul Desrosiers, La minuit de Félix-Antoine Savard, Trente arpents de Ringuet, Le Petit Prince, madame Guèvremont et Marie-Didace… J’ai lu toute la bibliothèque de l’école. Une centaine de livres. Tout ce que je trouvais pour dresser mon œil farouche, le faire regarder droit, être enfin comme les autres.

Il y a eu Edgar Allan Poe et ses histoires fantastiques. Et Le dernier des Mohicans de Fenimore Cooper. Je l’ai lu trois ou quatre fois ce roman sans reprendre mon souffle. Le timide, le craintif et l’inquiet a décidé alors d’empoigner ses anxiétés en s’aventurant sur une scène. Le théâtre me poussait hors de moi. J’ai appris les répliques de Molière. « Je » était un autre sur une scène. Je devenais Sganarelle et Clitandre, voulais être Godot, Pozzo et Lucky. Parler, parler pour voir et entendre. Devenir un personnage au regard franc, parfait.

La migration à Montréal m’a permis la plus formidable des aventures de lecture. Tous les livres étaient là. Et comme je tremblais dans la ville, marchais tout de travers sur les trottoirs, n’osais presque pas sortir dans cette jungle humaine, je lisais, du matin au soir et souvent d’un bord de la nuit à l’autre. Je lisais et écrivais un peu. J’écrivais et lisais d’un seul œil. Le gauche, le récalcitrant, l’indompté, l’insoumis, le cabochon.

J’ai découvert la lecture de fond avec Les misérables de monsieur Hugo. Je voulais tout lire : Victor Hugo, Honoré de Balzac, Émile Zola, Cervantès et Homère. Ce fut le ravissement avec Fiodor Dostoïevski, Léon Tolstoï, Nicolaï Gogol et Les âmes mortes, Knut Hamsun et Hermann Hesse. Et ensuite Henri Bosco et Jean Giono. Et j’ai fait une grande place à William Faulkner et Boris Vian, après un arrêt chez Yves Thériault, avant de rendre visite à Swann.

Comment oublier John Steinbeck et Les raisins de la colère ? Le miracle s’est produit dans ce roman, vers la page 140. Mon œil gauche s’est tenu droit, parfaitement parallèle à celui de droite. Comme un téméraire qui patine sur un fil de fer à des hauteurs vertigineuses. Monsieur Steinbeck m’a guéri, avec l’aide de tous les autres écrivains, bien sûr. J’étais un miraculé. Je naissais de tous les livres, pouvais respirer dans une vie d’écrivain et jongler avec tous les mots.

Je ne pouvais plus me priver de lecture. Ma faim était grande, insatiable. Je pouvais me moquer du temps et vivre une éternelle jeunesse en lisant. J’étais peut-être né très vieux, avant la littérature jeunesse, mais la lecture m’avait gardé à l’aube de l’adolescence. Comme si j’étais demeuré à l’écart pendant des années. Comme si le temps m’avait oublié avec Marie-Claire Blais, Jacques Ferron, Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Poulin et Louis-Ferdinand Céline.

Beaucoup plus tard, après avoir escaladé des montagnes de livres, je serai peut-être devenu un tout petit garçon tout plissé, courbé sous le poids des mots, perdu entre les lignes. Un fantôme dans un CHLSD ou une autre maison d’attente et de patience. Je raconterai ma découverte d’Anaïs Nin aux préposés aux bénéficiaires, mes épiphanies avec Marguerite Duras, Pat Conroy, Günter Grass et Gaétan Soucy. Je brandirai un roman de García Marquez devant la mort, pour la distraire, pour qu’elle me laisse le temps de finir mon chapitre, de relire le James Joyce de Victor-Lévy Beaulieu, tous les carnets de Robert Lalonde. La mort n’en est pas à une page près. Vous le savez ! Et puisqu’il faut mourir un jour ou l’autre, je voudrais être abandonné dans une bibliothèque, dans la rangée des livres peu fréquentés, au carrefour de la poésie et de l’essai. Alors, je pourrai me gaver de tous les mots pendant un grand bout d’éternité et peut-être encore un peu plus longtemps. ♦

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