Aller au contenu principal

Les vestiges à l'origine de l'écrit

Les vestiges à l'origine de l'écrit

Un archipel, soigner le langage est une manière d’approcher les vérités de l’existence.

Récit

Un archipel, soigner le langage est une manière d’approcher les vérités de l’existence.

Ce livre de Maylis de Kerangal paraît dans le cadre du Prix de la revue Études françaises, qui récompense périodiquement une «contribution exceptionnelle à la réflexion sur la littérature et l’écriture de langue française». À la suite de Louis Hamelin (Fabrications: essai sur la fiction et l’histoire, 2014) et de Marie-Claire Blais (À l’intérieur de la menace, 2019), les dernier·ères récipiendaires, Kerangal poursuit son travail spéculaire de l’écriture. Un archipel, recueil dans lequel sont colligés une fiction, des récits et des essais, considère la littérature comme une forme de pensée qui tend à mettre au jour «[c]e qui a lieu entre les textes»: «tensions, réverbérations, correspondances». Maniant ces idées abstraites afin d’en révéler les effets concrets sur le langage et notre rapport au monde, ce projet s’adresse à un public initié, savant, pour qui la perspective de l’autrice sur son œuvre constitue la ressource privilégiée d’une exégèse littéraire.

Retrouver une genèse

L’un des grands attraits de ce type de livre est son atmosphère de confidence, l’impression qu’il laisse entrevoir un savoir en coulisse. L’écrivaine nous offre ici les clés de lecture de son travail. Kerangal, que l’on connaît entre autres pour ses romans Naissance d’un pont (2010), Réparer les vivants (2014), Un monde à portée de main (2018) et Canoës (2021), parus aux éditions Verticales, nous fait entrer dans son processus d’écriture: «Supposons que j’envisage d’écrire un roman – j’en ai envie, j’en ai très envie, ça commence comme ça.» Dans ce retour aux sources, elle présente l’une des scènes les plus fantasmées par les lecteur·rices: celle de l’origine de la littérature. Si cette dernière peut provenir d’un désir ou d’une quête encore indicibles, elle nécessite des matériaux pour prendre forme. Confiant qu’elle «pratique l’analogie à longueur de journée», Kerangal déploie son alphabet singulier, composé d’images, de métaphores et de champs lexicaux au pouvoir évocateur. Elle réfléchit à l’espace-temps de l’écrit. Elle avance que «l’écriture doit trouver à nidifier quelque part»; «qu’écrire, c’est instaurer un paysage». L’œuvre dévoile ses lignes, ses démarcations, ce qui circonscrit l’agencement des textes, comme des îlots formant Un archipel. À cet égard, les nombreuses contributions de l’autrice prolifique sont réunies et répertoriées en fin d’ouvrage dans une bibliographie exhaustive, qui fera le bonheur des chercheur·ses ainsi que des lecteur·rices fidèles ou à venir. 

Dévotions

Ce qui ravit, dans les réflexions mobilisées au sein de cet ouvrage, c’est le sentiment qu’elles entretiennent un «rapport au sacré». Cet usage d’abstractions et de symboles, d’un langage nécessairement «lacunaire, obscur, énigmatique», rappelle un «pur lointain, ces durées longues, ces temps épais, ces espaces enfouis ou insituables» qui sous-tendent chaque vie humaine, chaque lien social. Il n’est toutefois pas question de transcendance chez Kerangal: elle est attirée par la matière, le réel, les phénomènes, et défend une «écriture incarnée [qui] engage toutes [s]es perceptions et place l’expérience sensorielle, la synesthésie, au cœur de la pratique littéraire». En parlant de «mythe topographique», ou encore de «sentiment géographique», l’autrice nous ramène à la terre que nous habitons et à l’histoire qu’elle recèle, pour que nous fondions une mémoire. En ce sens, la description, caractéristique du style de la romancière, et son désir de «faire affleurer un lexique spécifique» constituent les fondements d’une pratique qui vise à combattre l’oubli, la violence de l’indistinction, par la nomination: «décrire permet d’atteindre une empathie enfin délestée de son aura morale».

Celle que les éditeur·rices de l’ouvrage – Marie-Pascale Huglo et Stéphane Vachon – rapprochent pour cette raison de Balzac partage enfin ses filiations littéraires et philosophiques, et propose des analyses des œuvres d’André Malraux, de Claude Simon, d’Hélène Bessette, de Jean Echenoz, parmi tant d’autres. Dans ces textes, Kerangal s’arrête souvent à des images qui la sollicitent et qui donnent accès à un passé, une mémoire, une hantise. Ces questions déterminantes rejoignent celle de l’origine – que l’autrice nomme autrement sa «provenance», et qui définit la finalité de son écriture –: «Chacun de mes livres est écrit pour que j’y revienne, pour faire revenir [ma provenance], pour approcher ce qui d’elle me constitue comme on le dit d’un matériau, du constituant d’un sol, ce qui d’elle me hante.» Ce qui nous habite, après la lecture d’Un archipel, c’est la force de dévotion d’une écrivaine pour la littérature; le pouvoir, par ce projet unique, de nous convaincre que les mots peuvent quelque chose.

Auteur·e·s
Type d'entité
Personne
Fonction
Auteur
Article au format PDF
Maylis de Kerangal
Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal
2022, 256 p., 29.95 $