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Les silences de l’Autre

Ne pas se taire

La fissure est apparue en moi dans une salle de cinéma de Strasbourg. Je rendais visite à mon père qui vivait en France depuis une dizaine d’années. Ce soir-là, il m’a emmenée voir Les silences du palais, réalisé par une de ses anciennes camarades de classe. Un de ses potes d’adolescence y tenait le rôle masculin principal.

Depuis, je n’ai pas voulu revoir le film, de peur de me rendre compte que la vérité qu’il m’avait révélée n’était que dans ma tête, que j’avais accolé à l’œuvre de Moufida Tlatli, cinéaste tunisienne, une signification qui n’appartenait qu’à moi.

L’histoire se passe en partie au début des années 1990 et en partie juste avant l’indépendance de la Tunisie, dans les années 1950. Alia, adulte, chanteuse dans un restaurant, retourne sur les lieux où elle a grandi, et nous revivons avec elle la fin de son enfance dans le palais du bey Sidi Ali, désormais en ruine. Marié, le bey possédait au sein du petit personnel une deuxième femme, justement la mère d’Alia, Khedidja.

Une scène restera gravée en moi, sacrée comme toutes les révélations: celle où l’on voit l’épouse officielle du bey, une magnifique blonde au teint clair, se consumer de jalousie pendant que Khedidja effectue une sublime danse du ventre pour leurs invités au cours d’un dîner.

Chacune des deux femmes, aux antipodes l’une de l’autre, incarnait manifestement un modèle de la beauté tunisienne. Et une d’elles me ressemblait !!! Khedidja, cheveux noirs, nez aquilin, teint foncé, rondeurs assumées, admirées, jalousées.

Jamais ça ne m’était arrivé, de pouvoir m’identifier à une héroïne de film.

J’ai grandi sur les bancs d’écoles québécoises et françaises. Les Arabes des livres au programme restaient sagement dans leur case assignée, celle de l’Autre. Dans mon esprit, mes amis n’appartenant pas aux minorités visibles étaient «les miens», alors que les condisciples maghrébins, vietnamiens, portugais, haïtiens étaient «les Autres» – il m’arrivait même de les plaindre.

Bref, je ne (me) voyais pas clair. Et la litanie des petits et grands rejets, des petits et grands complexes – mon incapacité à correspondre à ma propre culture, à mon propre milieu, à ma propre vie –, je l’expliquais par le fait que j’étais une ratée et que, quels que fussent mes efforts, mon application, mon sérieux dans tout, ça se sentait. C’était pour ça, ma solitude. (Comme pour toutes les adolescentes?)

Puis il y a eu Les silences du palais.

Née au Saguenay d’une mère québécoise et d’un père tunisien, bercée de culture occidentale, est-il étonnant que presque toute ma vie j’aie souffert d’un défaut d’identification, d’un décalage, moi qui n’avais vu d’Arabes que les terroristes de cinéma, les personnages des Lettres persanes, les jeunes hommes sans nom sur la plage de Camus, ou les femmes musulmanes stéréotypées des téléromans québécois?

J’ai néanmoins été une immigrée, un certain temps. De 2005 à 2017. Je vivais à Lyon. Je me croyais tout simplement québécoise et j’appréhendais les conséquences de la relation compliquée que les Français entretiennent avec leurs cousins lointains (et vice versa). J’ai vite constaté que c’était une autre identité qu’on m’attribuait. En France, je suis devenue arabe. Dans leur regard.

J’en ai rendu compte dans Douze ans en France (VLB, 2018). Dans ce récit, je voulais notamment montrer à mes compatriotes le résultat lorsqu’une des leurs part dans un pays dont elle maîtrise parfaitement la langue et la culture… mais s’y casse spectaculairement la gueule à cause de son nom et de sa «tronche». J’étais loin de me douter que ce sentiment d’exclusion que je souhaitais raconter – pour faire réfléchir à notre propre façon d’accueillir les étrangers –, j’allais bientôt le revivre dans ma province natale. Je me suis heurtée depuis mon retour chez moi à un regard que j’ai vite reconnu. Je ne faisais plus partie du Nous québécois de la même façon. Ici aussi, j’étais devenue l’Autre.

C’est quelque deux ans après mon retour que j’ai découvert, sur la suggestion de ma collègue autrice Yara El-Ghadban, l’œuvre de l’écrivaine et sociologue marocaine Fatima Mernissi. Je n’oublierai jamais ce que j’ai ressenti en lisant Scheherazade Goes West (Le harem et l’Occident en traduction française), lorsque Mernissi, qui a toujours correspondu aux critères de beauté arabes et a toujours été bien dans sa peau, se heurte, au cours d’un voyage aux États-Unis, aux impitoyables diktats de jeunesse et de minceur de l’Occident… Ni sa réplique assassine et digne à une vendeuse pleine de préjugés qui lui dit que, dans cette boutique, elle ne trouvera aucune jupe qui lui convienne.

– Dans tout cet immense magasin, il n’y a pas une seule jupe pour moi? répond Mernissi. Vous plaisantez.
Et la vendeuse, sans appel:
– Vous êtes trop grosse.
– Trop grosse par rapport à quoi? lui assène Mernissi avant de quitter la boutique, outrée
1.

La colère de Fatima Mernissi: saine, entière, libératrice.

J’ai repensé aux Silences du palais. Ma fissure intérieure devenait peu à peu fossé.

Il existe une part de moi que mon environnement, mon éducation, l’air que j’ai toujours respiré, les livres que j’ai lus, les films et pièces que j’ai vus, m’ont appris à méconnaître, voire à détester.

Et c’est bien cette part jusque-là invisible qui se réveille et me fiche de formidables coups de poing dans le ventre quand lors d’une soirée, à la télé, dans la bouche d’une connaissance, d’un politicien, résonnent les horreurs habituelles sur les «musulmans» – terme qui en vérité sert souvent à parler des Arabes, dissimulant derrière le principe de laïcité un orientalisme, voire un racisme, qui s’ignorent.

Dans L’orientalisme et Culture et impérialisme, ses deux ouvrages majeurs, Edward Saïd, penseur palestino-américain, grand pourfendeur du racisme et du repli identitaire, témoigne de la perception que l’on peut avoir des questions d’identité quand on porte en soi l’Orient et l’Occident, deux mondes qui, depuis que le colonialisme et l’impérialisme existent (fussent-ils européens ou américains), sont censés se méconnaître et se haïr l’un l’autre. Du moment où l’on accepte d’accueillir la coexistence de ces deux mondes et le fait qu’aucun des deux ne correspond à l’image réductrice qu’on en a forgée au fil des siècles, notre regard sur soi, sur l’Autre et sur nos identités change.

Fabuleuse conclusion de Culture et impérialisme: «Nul aujourd’hui n’est seulement ceci ou cela. Indien, femme, musulman, américain, ces étiquettes ne sont que des points de départ. Accompagnons, ne serait-ce qu’un instant, la personne dans sa vie réelle et elles seront vite dépassées. L’impérialisme a aggloméré à l’échelle planétaire d’innombrables cultures et identités. Mais le pire et le plus paradoxal de ses cadeaux a été de laisser croire aux peuples qu’ils étaient seulement, exclusivement, des Blancs, des Noirs, des Occidentaux, des Orientaux. Comme ils font leur histoire, les êtres humains font aussi leurs cultures et leurs identités…»

Aujourd’hui je vais mieux, je (me) vois plus clair, et je le dois à Moufida Tlatli, à Fatima Mernissi et à Edward Saïd. Ils m’ont guidée vers une forme de paix. Ils ont mis fin à ma solitude. Comme je souhaite le faire pour d’autres comme moi en écrivant ces mots. Car si je n’ai pas fini d’y penser, d’y réfléchir et de creuser la question, une chose est certaine: j’ai fini de me taire.

 


Œuvres citées

Moufida Tlatli, Les silences du palais, Tunisie/France, 1994, 124 min.
Fatima Mernissi, Le harem et l’Occident, traduit de l’anglais par Marie-France Girod, Paris, Albin Michel, 2001.
Edward W. Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, traduit de l’anglais par Catherine Malamoud, Paris, Seuil, coll. «Points», 2005.
Edward W. Saïd, Culture et impérialisme, traduit de l’anglais par Paul Chemla, Paris Fayard/Le Monde diplomatique, 2000.

 


Mélikah Abdelmoumen est née à Chicoutimi en 1972. Elle a séjourné en France de 2005 à 2017 et vit maintenant à Montréal. Elle a signé de nombreux articles, romans, essais, récits. Son plus récent livre, Douze ans en France, paraissait en 2018. Elle est également éditrice à VLB.

  • 1. Traduction libre de l’autrice.
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