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Les sentiments

Coucher sur papier

«On ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments.» Cette citation d’Henri Jeanson m’accompagne depuis toujours, et alors même que je n’en connaissais pas l’auteur, je n’ai jamais eu à la mettre en doute; elle me semblait aller de soi. André Gide appuie, déforme, jusqu’à: «C’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature.» Je ne le suivrai pas si loin. La forme sauve quelquefois les mieux intentionnés des écrivains. Beaux sentiments et bonnes intentions me semblent aussi vertueux dans la vie que redoutables dans l’écriture, au filtre de laquelle ils révèlent malgré eux toute leur obscénité.

La générosité se teinte dans l’exercice littéraire d’une vanité, d’une fatuité coupable dès qu’elle veut se montrer à autrui sous son plus joli profil. C’est que les plus nobles sentiments ne peuvent s’accommoder sans rougir de leur crâneuse exhibition. Dites dans une lettre de motivation ou sur Tinder que vous êtes intelligent, généreux et courageux: on n’y verra que votre suffisance. Autoportrait 101. Attention: verser du côté opposé présente d’autres écueils. Dévoiler son plus mauvais jour, c’est risquer, d’une part, que l’on vous croie; d’autre part, que l’on vous surprenne à jouir de cette complaisante autoflagellation. La vertu et le cynisme, la morgue et la confession sont, en littérature, également indigestes, parce qu’elles indiquent au lecteur un peu trop précisément ce qu’on attend de lui (des applaudissements ou l’absolution).

Dans le dernier livre de Mathieu Lindon, Hervelino (P.O.L, 2021), à propos d’Hervé Guibert, un passage m’interpelle, qui associe, ce qui est rare, l’écriture de Guibert à un certain courage: «[…] il faut que j’appuie sur cette confusion faisant qu’on reproche parfois à son travail son exhibitionnisme quand ne s’y manifeste que son courage […].» Mais surtout:

On ne fait pas de littérature avec des bons sentiments mais on n’en fait pas non plus sans courage, et celui d’Hervé se lit avec une telle simplicité dans ses textes que certains ne l’y remarquent pas, plus habitués à ne le voir se manifester qu’avec moins de témérité, entouré de ce qu’il faut pour que le lecteur comprenne qu’il s’agit bien du roi courage entouré de sa cour de bons sentiments.

La formule me ravit: le roi courage, son sceptre, sa couronne, ses courtisans. Je le vois, ce roi magnifique, hissé sur son trône, poser pour la gloire. Comme lectrice je suis parfois stupéfaite de le surprendre si lourdement exhibé sous la plume de certains, j’ai envie de lui souffler à l’oreille «ne vois-tu pas qu’on te voit?» et je suis toujours un peu incrédule devant l’enthousiasme de mes contemporains. Tant pis pour moi.

Mais alors, me direz-vous, faut-il tuer en soi les meilleurs sentiments afin qu’ils ne semblent pas s’exhiber sous la plume? Et comment faire pour les dompter? Que faire lorsqu’on en est assailli? Car ces choses-là ne se contrôlent pas. Le cynisme ne se manifeste pas dès que j’ouvre mon ordinateur pour venir dézinguer le monde doucereux des braves autoproclamés. Il est même des périodes magiques où mon ironie fond comme beurre au soleil, et je me réveille le cœur plein d’amour; de la sollicitude pour le voisin malade, de la tendresse et de l’amitié à revendre, de la patience et de la compassion à distribuer. Voilà, je dois l’avouer: je suis dans un de ces épisodes délicieux dont on aimerait ne jamais sortir. Je regarde les gens dans la rue avec une flamme bienveillante dans les yeux (malgré le masque), j’aimerais tous les saluer, les sauver, leur sourire (mais il y a le masque) et je peine à me reconcentrer sur les œuvres complètes de Bataille que je m’étais promis de poursuivre. L’écriture de mon prochain ouvrage me semble également bien trop sombre pour s’accommoder de tels élans.

Le malheur fait-il de meilleurs livres? me demande une journaliste. Non. Je fais de mon mieux pour lutter aussi contre les clichés romantiques. Quand on est heureux, on n’a pas toujours envie d’écrire. Ou plus exactement: on en a moins besoin. Bien que je ne croie pas tout à fait aux vertus curatives de la chose (l’expérience prouve qu’elles sont, hélas, limitées) mais prosaïquement: il faut du temps et de la solitude pour écrire. Il faut pouvoir passer du temps avec soi-même. Il faut vouloir consacrer ce temps à se pencher au-dedans. Et quand on est heureux… on a parfois seulement, bêtement, envie d’en profiter. Vivre, danser, se promener dans les bois ou regarder la plus idiote des séries Netflix en riant aux ficelles du scénario, à l’inanité des dialogues, ou en souriant niaisement aux happy ends les plus convenues.

Voilà. J’ai envie de faire ça. De me laisser aller au bonheur le plus candide et le plus arrogant pendant quelque temps. Durant cette période où mon cœur attendri se gorge de bien, de beau, de guimauve et de grandeur d’âme, je pense qu’il vaut mieux que je me retienne d’écrire, sous peine de dégouliner. Je vais faire une chose vraiment inédite, une chose que je n’ai jamais faite: ne pas écrire. Ne pas vouloir écrire. Seulement voir ce qui se passe quand on n’essaie pas d’arrêter la vie chaque seconde pour décider de ce qu’elle veut dire. Car elle ne veut rien dire, je le sais bien. «Stories only exist in stories, disait Wim Wenders, whereas life goes by without the need to turn into stories.» Les histoires n’existent pas au présent. On ne les raconte qu’avec le recul du sens qu’on leur donne. Nul doute qu’un jour, ma niaiserie sentimentale prendra du sens dans la perspective du temps, mais pour le moment, je vais lui accorder un répit. Je ne vais pas l’offrir (la sacrifier?) tout de suite à l’écriture.

Les sentiments débordent parfois les idées, et c’est un privilège de s’y laisser aller. Je reviendrai vous dire comment c’était. En attendant d’apprendre à la raconter, je vais vous épargner ma douce euphorie. À bientôt.

 


Claire Legendre est née à Nice, elle a vécu à Rome et à Prague avant de venir vivre au Québec. Elle a écrit une douzaine de livres dont le plus récent est Bermudes (Leméac, 2020). Elle est professeure de création littéraire à l’Université de Montréal depuis 2011.

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