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Les chevaux fous de Maurice Duplessis

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L'échappée du temps
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À Sherbrooke, derrière la cathédrale Saint-Michel, est installé un centre d’archives religieuses. Là, dans les vitrines qui s’offrent à la vue des visiteurs à l’entrée, sont exposés quelques-uns des nombreux documents qui témoignent d’une époque où l’Église exerçait sur ses ouailles, en matière de lecture, une censure étroite. Que fallait-il lire ou ne pas lire dans un pareil régime théocratique? L’Église s’en faisait volontiers l’arbitre.

Dans la bibliothèque de mon père, du moins ce qu’il en reste, se trouvent encore toutes sortes de livres visés par la censure. Il lui fallait, sur les bancs du collège, faire approuver ses lectures par le clergé, faute de quoi il encourait des sanctions sévères. Encore avait-il la chance de pouvoir lire, ce qui était loin d’être le cas de la majorité des garçons de son âge, encore moins des filles. Cela se passait pourtant au début des années 1960. L’heure était à ce que l’histoire appelle par convention la Révolution tranquille. Ce moment n’avait sans doute de révolutionnaire que le nom. Tout de même, une suite de réformes se mettaient bel et bien en marche. Les périodes historiques, toujours catégorisées un peu arbitrairement sur la base d’une date pivot, tendent à faire oublier que rien n’est jamais parfaitement tranché au couteau, le passé continuant toujours de donner la main au présent de multiples façons. Imaginons un balancier où s’opposent deux forces, avec ses allers-retours. Quoi qu’il fasse, le mécanisme tout entier de ce balancier est porté et charrié sur des rails, par une force plus grande que la somme de ses basculements, par une force qui emporte tout. Voilà peut-être le sens que prend ici l’idée de changement.

Dans Chemins de l’avenir, un livre qui offre un regard embué sur le passé théocratique québécois, l’abbé Lionel Groulx pestait en 1964 contre la nouvelle génération. Pour Groulx, le monde auquel il aspire apparaît perverti depuis un moment. «Notre jeunesse de 1950, regrette-t-il, ne lut ni Péguy, ni Bernanos déjà trop vieux, ni Claudel, ni Maritain suspects de cléricalisme, ni Daniel-Rops jugé sacristain, ni Jean Guitton, ni Daniélou pourtant si actuels et si prenants.»

Et le chanoine d’y aller d’une violente diatribe contre tout ce que cette jeunesse de l’après-guerre avait pu lire et qu’il ne pouvait que maudire. Pauvre jeunesse qui «lut goulûment l’existentialiste Sartre, sa triste égérie, Simone de Beauvoir, tous deux laïciseurs des thèmes théologiques et chrétiens». Comment accepter que cette jeunesse lise «Albert Camus, plus dangereux peut-être que Sartre pour ses aveux de "préoccupations chrétiennes" et si sympathique en son effort de s’évader de l’athéisme»? Sans compter que «les collégiens traversèrent aussi l’œuvre de Montherlant et celle d’Anouilh pour y prendre, avec leur art, leur pessimisme desséchant. On lut plus que tout autre peut-être, le plus dangereux de tous, André Gide. Comment décrire I’influence en quelque sorte démoniaque de cet homme sur sa génération?».

Dans l’après-guerre, l’Église s’efforçait encore, avec l’énergie du désespoir il est vrai, d’exercer sa censure sur les éléments de la jeunesse placés sous son influence. C’est ce que connut mon père, au début des années 1960. Il existait toujours, dans les bibliothèques des collèges, «un enfer», autrement dit des livres proscrits, des ouvrages qui, soi-disant, ne pouvaient pas être mis entre toutes les mains. En lisant les propos de Lionel Groulx, on voit déjà un peu lesquels. Souvent, comme de raison, il s’agissait des meilleurs. Les censeurs disposaient de listes de livres à bannir et à proscrire. C’est en parcourant un jour l’une d’elles, avec autant de curiosité que d’amusement, que je découvris à quel point Arthur Buies, des décennies après sa mort, continuait à faire frémir de pareils esprits fétides.

La grande blancheur

Comment vouloir racheter aujourd’hui, comme cela se voit pourtant depuis quelques années, cette triste période caractérisée par le règne de Duplessis? Peut-on exonérer de ses dérives cette société au seul prétexte que le pouvoir d’achat y progressait, que la dette publique était limitée et que l’entreprise privée réalisait des gains comme jamais auparavant? Il s’est toujours trouvé des gens, quand vient le temps d’évaluer la progression d’une société, pour la réduire à une seule sphère. Pour eux, les avancées collectives semblent devoir être jugées uniquement en fonction de données économiques plutôt que selon des indicateurs de santé, d’éducation, de logement, de sécurité publique,etc.

D’ailleurs, la croissance économique que l’on prête à ce régime ne devait rien en propre à Duplessis. Toute l’Amérique du Nord était alors portée par une très forte croissance, comme l’a montré John Kenneth Galbraith dès cette époque. Le grand boom économique de l’après-guerre n’était en rien le fruit des politiques à la petite semaine d’un régime qui survivait grâce à un puissant système de patronage. Duplessis vivait enfermé dans ses appartements luxueux du Château Frontenac, là où la cour de ses fidèles venait lui offrir des toiles, des cigares et d’autres cadeaux. Après avoir contribué à la caisse électorale, ils avaient l’espoir d’obtenir ou de maintenir quelques faveurs. Ne reculant devant aucune contradiction, le régime de Duplessis montait sur le cheval fougueux du laisser-faire économique, tout en chantant à tue-tête la gloire de la paysannerie et de l’Église, au nom d’un nationalisme autonomiste de boutiquiers dont la portée s’avérait en vérité très limitée.

En soulignant les seuls progrès économiques, observe Lise Bissonnette dans un recueil d’entretiens que vient de publier l’historienne Pascale Ryan, «on en arrive à traiter les dérives autoritaires du duplessisme comme des effets secondaires certes indésirables, mais assez accessoires tout de même: ses alliances avec la hiérarchie religieuse, son patronage éhonté, son anticommunisme primaire, son aversion envers les intellectuels et par conséquent envers la scolarisation à tous les niveaux».

«À bien y regarder, tendons-nous à penser aujourd’hui, la Noirceur n’était pas si tragique, des pionniers y résistaient, égratignaient ou même brisaient les cadres», poursuit l’ancienne directrice du Devoir. Oui, ces gens souvent méconnus ont existé. «Mais ce n’est pas parce qu’un mur laisse passer une bribe de soleil par une brèche qu’on peut en tirer une conclusion sur le beau temps. Jusqu’à la Révolution tranquille, les lueurs ont été des brèches, et elles ont pris une place réconfortante dans notre lecture du passé.» Cette époque souffrait pour l’essentiel du vide abyssal où étaient jetées la majorité des vies d’ici. La Grande Noirceur, avance Lise Bissonnette, était avant tout une forme de blancheur mortuaire qui avait au mieux la «teinte blême de l’ignorance». Faut-il s’étonner de voir ces dernières années François Legault montrer de l’intérêt pour des propos révisionnistes à l’égard du régime de Duplessis, lui qui adopte une position autonomiste molle et une politique opportuniste qui n’est pas sans rappeler, à certains égards, celle de son devancier?

Lise Bissonnette éprouve le besoin de revenir sur cette période dite de la Grande Noirceur, mais qui court en vérité bien en amont de Duplessis, afin de mieux faire comprendre son attachement «à l’immense rupture qu’a été la Révolution tranquille». Elle se désole de la voir souvent niée et se dit troublée tout autant par le fait qu’elle soit restée inachevée, dans une sorte d’incomplétude d’un projet québécois auquel elle a cru et continue de croire.

Une vie en littérature

Dans les dernières pages de ces entretiens très riches, où ses réflexions se conjuguent avec le récit de son parcours professionnel, il est aussi question de sa vive passion pour la littérature. «Pour faire de la littérature sa vie», observe-t-elle en adoptant une analyse de Pierre Bourdieu, «on ne peut pas rédiger que des romans et les proposer à un éditeur. Il faut aussi y aller de sa personne, accepter de se rendre dans les colloques, dans les Salons du livre, d’avoir des réseaux, de participer aux comités, aux maisons d’édition. Et maîtriser le chemin qui mène aux médias.» À cet égard, elle n’appartient pas «aux vrais littéraires», juge-t-elle.

Puis elle considère d’un œil circonspect l’évolution de ce monde littéraire, dont certains aspects la sidèrent «un peu». Une partie de ce monde est désormais de plus en plus marquée par l’influence d’une façon de faire américaine. Les contrats d’édition fonctionnent à la façon des incubateurs d’entreprises: «L’auteur propose un schéma d’intrigue romanesque originale, l’éditeur en achète les droits et encadre la production à l’aide de conseillers en rédaction.» Non, précise tout de suite Lise Bissonnette, nous n’en sommes pas encore là au Québec. Cependant, elle note que ce phénomène se trouve indéniablement dans l’air du temps. Bien des écrivains envisagent ainsi l’écriture dans un jeu préalable de validations collectives. Chaque élément de leurs écrits apparaît soumis à des tiers pour être validé. «J’ai lu des remerciements qui ressemblent parfois au générique d’un film dont on serait le scénariste», note-t-elle. «J’ai entendu à la radio une primo-romancière canadienne-anglaise fort applaudie confier à une journaliste qu’elle avait fait lire son roman à un chef autochtone qui lui avait reproché de mal rendre le caractère distinct et courageux de son personnage principal, une jeune femme issue de la même nation. L’écrivaine avait immédiatement accepté de le modifier et en tirait fierté, avec la vive approbation de la journaliste.»

Ce type d’écriture a-t-il de l’avenir? se demande Lise Bissonnette. Pas à ses yeux, en tout cas. «Je suis une individualiste d’une telle intensité, dit-elle, que je n’arrive pas à absorber cette idée.» Peut-être y a-t-il quelque chose là qui nous ramène au refus de la censure qui régnait dans l’après-guerre, dans une volonté d’éloigner pour de bon cette période où tout devait se montrer conforme à une autorité autoproclamée, que Lise Bissonnette, au nom de sa souveraineté et de sa liberté, aura combattu toute sa vie.


Lise Bissonnette et Pascale Ryan, Entretiens, Montréal, Boréal, 2023, 210 p.

Jean-François Nadeau est chroniqueur au quotidien Le Devoir et historien. Il a publié plusieurs livres, dont Un peu de sang avant la guerre (2013), Les radicaux libres (2016) et Sale temps (prix Pierre-Vadeboncoeur de l’essai 2022), chez Luxéditeur.

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