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Les archipelles

Les archipelles
Célébration poético-critique des littératures lesbiennes québécoises (1975-1992)
Essai libre
Célébration poético-critique des littératures lesbiennes québécoises (1975-1992)

La première image qu’on m’a donnée d’une lesbienne fut celle d’une femme masculine nommée Gloria et elle était de papier paginé et relié. Masculine, Gloria était présentée comme méprisable et dégoûtante, se pissant dessus avec nonchalance. Gloria, c’était La lesbienne. Les autres femmes du roman, féminines, qui aimaient et désiraient des femmes, n’étaient ni nommées ni traitées ainsi. Gloria aimait Bérénice, la personnage principale, qui, elle, ne l’aimait pas et la manipulait. À la fin du roman, elle utilisait le corps de Gloria comme bouclier vivant pour se protéger de rafales tirées par des Syriens puis camouflait son meurtre en geste héroïque. Cette image très violente se trouve dans le roman L’Avalée des avalés de Réjean Ducharme publié en 1966.

Les littératures lesbiennes québécoises sont des archipelles d’îles plus ou moins reliées les unes aux autres et qui aujourd’hui font partie d’un vaste réseau (queer, canadien, anglophone, LGBTIQ2A+). Elles sont fragilisées par la fracturation hydraulique et la pollution, voire par des paquebots qui les traversent comme si elles n’existaient pas1. Mais elles sont matière et participent d’une histoire plus grande que le Québec, plus variée que la seule langue française et plus riche qu’un seul courant de pensée politique.

La Marchessault est une vache. Et avec nous toutes ça fait des millions2. Elle est un chapelet ardent d’îles merveilleuses et régénératrices. Il y a un quelque chose d’extraterrestre chez cette femme follement, c’est-à-dire lucidement, amoureuse de toutes les femmes. Il s’y trouve un plaisir du langage et du territoire et de ses bêtes nommées d’abattage (drapées de velours luisant, la tête pleine de nébuleuses, le sexe plein de vachettes en réjouissances) ou de forêt jusque dans les racines de sa grand-mère autochtone ou de sa rivière Ouareau. Ses mots énergisent, dénoncent État, police et cowboys. La Marchessault était si vivante qu’elle s’est incarnée dans ses sculptures et ses masques et ses tours du monde en Greyhound et ses lettres à Gloria Orenstein. C’est un théâtre3, une foule, un sanctuaire. La Marchessault touche à toute et toutes.

«Ce n’est qu’à partir des années soixante-dix que l’amour entre femmes commence à être mentionné ouvertement du fait du développement des journaux féministes au Québec, en France et aux États-Unis4.» Il faut comprendre la persécution dans le réel, par la médecine, la politique et la religion, et dans la fiction, par des tropes et des figures, des personnes qui dérogent aux genres et aux orientations sexuelles et amoureuses traditionnelles: «From 1796 to 1929 the male-created lesbian was depicted unrelentingly and almost without exception as a monster with no hope of redemption; her wickedness could be inborn and inadvertent or deliberately vicious5.» La première histoire lesbienne «qui finit bien» n’apparaît qu’avec The Price of Salt en 19526.

(L’in)visibilité est surtout un enjeu des dominants; chercheuses et lesbiennes se prêtent au jeu pour discourir sur les îles et répandre la rumeur de leur présence. Il existe d’autres modes de reconnaissance et d’existence que ceux exigés par cette culture du visible7. Ce qui est invisible n’est pas absent8.

Les lesbiennes n’écrivent pas nécessairement pour dire leur désir et leur amour d’autres femmes, mais surtout pour dire ce que leur amour et leur désir d’autres femmes font au réel, à la langue et à leur corps. Les littératures lesbiennes québécoises mettent en scène des (en)quêtes de 1970 à 1985: on cherche un lieu habitable et on développe une figure de l’idéaliste capable de représenter les lesbiennes et de les inciter à combattre leurs ennemis. Ces littératures créent du lieu par le retour dans le passé, insérant les perspectives des lesbiennes dans une histoire qui les regarde9. Leurs autrices, elles, se font un devoir de citer l’existence et la parole des unes des autres.

La Brossard est «ce matin décalant l’histoire avec un e muet10», un laboratoire féministe intrigant et excitant. C’est une île holographique pleine de villes venteuses, d’un fleuve-rafale et de désert mauve automobile où les femmes «écrivent et lisent d’un même geste» et font des cunnilingus à la langue-mère. Elle n’est pas facile d’accès et demande une curiosité pluriculturelle et quasi scientifique, ce qui n’est pas le privilège de tout le monde, mais on gagne en spasmes de vivre à l’entendre. Elle est peuplée de citoyennes lesbiennes et d’amazones d’écriture sans oublier plusieurs amèrs: ces mères-femmes-amantes-lesbiennes. La Brossard commet de grands plaisirs de langage, transpose le sexuel au textuel, ose parler de différence en clamant: «S’il n’était lesbien, ce texte n’aurait point de sens.» Elle évoque surtout la lesbienne au singulier et en tant que «peau d’écriture» qu’on devine tout de même blanche. Chez Brossard, le désir est le premier verbe. Le langage est un relief. La lesbienne est une figure tridimensionnelle.

À partir de 1985, c’est la réalisation des désirs et de l’amour au présent, et non plus la référence au passé, qui centralise les écrits lesbiens au Québec11. Cette réalisation se met à «occuper tout le champ de la réalité12», créant du lieu dans le débordement des mo(n) des lesbiens sur ce qu’on appelle apolitiquement le monde13. L’univers underground dépasse la nuit pour atteindre le jour, les restaurants, les lieux de travail et de création. La figure de l’idéaliste, un peu moralisante, cède le pas à celle de l’amoureuse, individualiste, qui veut délaisser le combat direct pour atteindre la béatitude. On ne s’occupe plus de citer les autres, préférant la compagnie de ses désirs.

Les îles sont isolées car on y a assigné les lesbiennes (donc on les a différenciées) pour éviter qu’elles contaminent le monde, mais elles sont aussi maintenant une différence (la différenciation a été resignifiée et habitée). Les dominants ne veulent pas d’une différence extatique-autonomisée-affranchie qui s’érige en monde parallèle au leur, surtout pas si ce monde n’enseigne pas la domination comme mode d’existence.

L’Alonzo est une île continent hybridant la neige et le sable, la course sur le bitume et la position assise sur une chaise roulante. L’Égyptienne de naissance est mobile et plus grande qu’elle-même. Elle est faite de lettres et de danses et de voyages et de banquets. Son corps est un périple est une écriture. La lire, c’est boire une liqueur, petit verre et petit vers à la fois. C’est entrer dans ses gestes d’Alexandrie et l’écouter écrire cette certitude: «Les femmes, je te le jure, s’aiment autrement14.» L’Alonzo invente la maison Trois et son festival d’été lavallois, bouge par la seule force de son écriture et fait traduire en français Sister Outsider d’Audre Lorde. Une véritable Sphinxe15.

À quand une réédition des Nuits de l’Undergroud? De Georgie? De Triptyque lesbien et de Galia qu’elle nommait amour? Les îles lesbiennes ont été enclavées. Les traversiers16 ne s’y rendent plus. Il en faudrait à nouveau, avec des guides, des souvenirs et des histoires, mais aussi que le prix de la traversée soit accessible. Il faudrait des traversiers écologiques qui ne détruisent ni le chemin-ère de vie pour s’y rendre ni la spécificité de ces îles-écosystèmes. Les faire converser avec les littératures lesbiennes et queer contemporaines du Québec et d’ailleurs. Elles sont là et débordent de richesses. Ne pas en parler est un choix.

La Blais est une île envoûtante et contemplative, pleine de communautés de gens et de genres et d’accents et de portraits. C’est une phrase-galerie qui n’en finit plus, remplie de peintre-esses en train de (re)peindre tous les tableaux sur les murs avec leur voix leur parler si particulier qu’on les entend sortir de la page. J’ai rencontré/parlé très brièvement à La Blais une fois et j’ai connu cette sensation de la personnage Geneviève dans Les nuits de l’Underground: «ce […] frisson d’allégresse à "connaître" ou reconnaître, des femmes qui, elles, [m]’avaient d’abord ainsi reconnue, et qui, fidèles à des rites anciens comme le monde, [m]’avaient ainsi secrètement abordée, et sans même [me] toucher, avaient imprimé en [moi] tout leur être17». Il y a une certaine idéalisation de l’androgynie dans cette île qui va de pair avec l’ennoblissement des lesbiennes et des gais dans un au-delà du genre.

Il y en a eu d’autres, bien sûr, de leur temps comme La Jutras, La Charest, L’Escomel et Les Amazones d’hier Lesbiennes d’aujourd’hui. Je vous laisse vous gaifier la vie par vous-mêmes un peu. Il faut aussi aller consulter Radclyffe Hall et Virginia Woolf, Audre Lorde, Barbara Smith et Staceyann Chin, Sarah Waters, Lindsay Nixon et Dorothy Allison, Ida Faubert, Ma-Nee Chacaby et Obom, Julie Maroh, Ria Brodell et Eloisa Aquino. Il faut comprendre que ce sont surtout des histoires blanches que captent les oreilles des traversiers qui jouent le rôle de les «démocratiser».

On parle encore aujourd’hui de Brossard comme si elle était la seule lesbienne d’écriture. On parle de Blais au singulier. On oublie Alonzo et Escomel et Jutras. On ne les relie presque jamais ensemble.

Comment nomme-t-on un groupe de lesbiennes?




Une menace18.

 


Mariève Maréchale est écrivain·e et chercheur·se en littérature (recherche-création). Ses réflexions portent sur les littératures LGBTIQ2+. Elle a publié à Triptyque La Minotaure, nominé pour le Prix du Gouverneur Général (2019).

  • 1. Le milieu littéraire anglophone canadien (et étatsuniens), contrairement au francophone, publie, étudie et récompense les littératures dites LGBTIQ2A+ou queer depuis longtemps.
  • 2. Voir le récit «Les vaches de nuit» dans Jovette Marchessault, Triptyque lesbien, Montréal, Éditions de la Pleine Lune, 1980.
  • 3. Pour de plus amples informations sur le théâtre de Jovette Marchessault et sur le théâtre lesbien québécois, consulter l’excellent mémoire de La (Marie-Claude) Garneau, «Lieu(x) possible(s): écrire une génération symbolique féministe et lesbienne», Mémoire de maîtrise, Montréal, UQAM, 2017.
  • 4. Bénédicte Mauguière, «L’homo/textualité dans les écritures de femmes au Québec», The French Review, vol. 71, no6, mai1998.
  • 5. Jennifer Waelti-Walters, Damned Women. Lesbians in French Novels, 1796-1996, Montréal/Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2000: «De 1796 à 1929, la lesbienne créée par l’homme était décrite sans relâche, et pratiquement sans aucune exception, comme un monstre n’ayant aucun espoir de rédemption; sa méchanceté pouvait être innée, involontaire ou délibérément vicieuse.» Ma traduction.
  • 6. Le livre The Price of Salt, de Patricia Highsmith, est effectivement le premier roman à mettre en scène une fin heureuse pour une lesbienne. Ann Bannon, une autre Étatsunienne, a suivi dans cette subversion en publiant six livres au dénouement heureux entre 1957 et 1962.
  • 7. Voir Chantal Nadeau, «Sexualité et espace public: visibilité lesbienne dans le cinéma récent», Sociologie et sociétés, vol. xxix, no1, printemps 1997.
  • 8. Julie A. Podmore, «Gone "underground"? Lesbian Visibility and the Consolidation of Queer Space in Montreal», Social & Cultural Geography, vol. vii, no4, août 2006.
  • 9. Voir Mariève Maréchale, «Générer l’inédit: le traitement du temps dans les littératures lesbiennes québécoises», Ariane Brun del Re, Isabelle Kirouac-Massicotte et Mathieu Simard (dir.), L’espace-temps dans les littératures périphériques du Canada, Ottawa, David, 2018.
  • 10. Nicole Brossard, La partie pour le tout, Montréal, L’Aurore, coll. «Lecture en vélocipède», 1975.
  • 11. Voir Mariève Maréchale, loc. cit.
  • 12. Quatrième de couverture de Gloria Escomel, Fruit de la passion, Laval, Éditions Trois, coll. «Topaze», 1988.
  • 13. Voir Mariève Maréchale, loc. cit.
  • 14. Anne-Marie Alonzo, Galia qu’elle nommait amour, Laval, Trois, 1992.
  • 15. Voir Roseanna Dufault et Janine Ricouart, Les secrets de la Sphinxe: lectures de l’œuvre d’Anne-Marie Alonzo, Montréal, Remue-ménage, 2004.
  • 16. Merci à ma tellurique, Dinaïg Stall, pour cette image de réédition-traversier tout comme celle des archipelles au féminin pluriel.
  • 17. Marie-Claire Blais, Les nuits de l’Underground, Montréal, Éditions Stanké, 1978.
  • 18. «La lesbienne est une réalité menaçante pour la réalité.» Dans Nicole Brossard, La lettre aérienne, Montréal, Remue-ménage, 2009 [1985] (l’autrice souligne).
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