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Les amours de sa vie

La pièce de Marilou Leblanc aborde avec une rare authenticité la délicate entrée d’une femme dans l’âge adulte.

Théâtre

La pièce de Marilou Leblanc aborde avec une rare authenticité la délicate entrée d’une femme dans l’âge adulte.

Née en 2000, Marilou Leblanc est diplômée en interprétation théâtrale du Collège Lionel-Groulx. En 2022, pour L’appel du lac, sa première œuvre dramatique, elle a reçu le prix de l’Égrégore, décerné par le Réseau intercollégial des activités socioculturelles du Québec. Sur la corde raide entre la région et la métropole, l’adolescence et l’âge adulte, l’amour et l’amitié, l’attachement et la liberté, le texte en dix-huit courtes scènes – qui a connu deux lectures publiques, mais pas encore de création – est paru à l’automne 2022 chez VLB éditeur.

L’heure de partir

Les trois protagonistes sont Moi, Lui et Elle. Moi, c’est l’indécision même, la valse-hésitation perpétuelle, le doute constant. Installée depuis peu à Montréal, elle a rencontré Lui, un homme trans un peu plus vieux qu’elle et d’origine française. Il la rend heureuse, mais refuse de s’engager à moyen ou à long terme. Incapable de faire la sourde oreille à «l’appel du lac», autrement dit à ses racines, Moi s’ennuie de sa région natale, de son père, mais plus encore d’Elle, qu’elle aime depuis l’adolescence:

J’suis partie parce que j’avais peur. Je me retrouve ici, j’ai peur. J’ai comme tout le temps peur. J’ai peur de rien en même temps. J’ai pas peur des insectes ou du noir ou de la mort. Mais j’ai peur de tomber amoureuse de quelqu’un d’autre que toi, j’ai peur de l’aimer, j’ai peur de faire du neuf à cinq, j’ai peur de devenir le genre de personne que je deviens.

Contrairement à ce qu’elle avait promis, Elle n’a pas suivi Moi à la ville: elle est plutôt restée en région pour travailler au garage de ses parents. La soirée où les deux jeunes femmes se font traiter de «butchs», après s’être embrassées dans la brasserie du coin, constitue le point de bascule. Se sentant d’abord cruellement trahie par Elle, Moi finit par comprendre le sens véritable de son geste: «Je sais que c’est l’amour qui t’a fait agir ce jour-là. Tu voulais pas me garder ici, tu voulais pas m’empêcher de vivre, de rencontrer les amours de ma vie, tu voulais pas m’enfermer dans quelque chose que j’aurais pas voulu.»

Traduire l’intimité

Déracinée, transplantée à Montréal, Moi cherche désespérément des repères, une confirmation, une validation de ses choix lourds de conséquences. C’est pourquoi elle désire plus que tout l’amour de Lui:

Je me perds dans l’immensité des tours à bureaux, je m’efface dans le béton et le métal des ponts. Je veux que pour quelqu’un j’existe et que je sois vue. J’ai besoin que tu me voies comme la plus belle chose qui existe en ville, même si on me place devant la vue du mont Royal.

Ce qui frappe d’emblée, c’est la justesse de la langue. Dans les apartés aussi bien que dans les dialogues, Leblanc relève l’audacieux pari de la simplicité. Pas de palabres, ni de redondances, ni de récriminations; seulement des mots vrais qui rendent le malaise sans l’appesantir, qui expriment le dilemme sans boursouflure. Un bon exemple de ce naturel désarmant: la façon dont la question de l’identité de genre est intégrée au texte, c’est-à-dire sans qu’on l’esquive ni qu’on la banalise, mais sans en faire une tragédie grecque non plus.

Dès la première scène, Leblanc parvient à traduire avec profondeur et authenticité l’intimité entre les personnages. Qu’elle dépeigne une discussion sur l’oreiller ou une conversation téléphonique, un élan de colère ou un tendre aveu, l’autrice rend le lien naissant entre Moi et Lui aussi crédible que la longue histoire qui unit Moi à Elle.

Cette blessure est un territoire

Si l’essentiel de la pièce se déroule dans la sphère de l’intime, on aperçoit en filigrane les préoccupations de l’écrivaine liées à l’exploitation du territoire. Elle (le personnage) a peur «que les condos qu’on construit rendent nos montagnes plus petites», «qu’on décide d’enfermer nos vieux dans des résidences privées et qu’on fasse pousser des colonies de maisons pour attirer la jeunesse», «qu’on oublie, de génération en génération, la provenance de nos rangs, de nos rivières, de notre sang».

Dans L’appel du lac, il est question de la nature et du capitalisme, du sort des habitants et du comportement des touristes; en somme, de la réalité sociale, environnementale et économique des régions. Qu’elles concernent le patrimoine, les coupes à blanc, les pipelines ou l’exode rural, les inquiétudes des protagonistes ne sont pas théoriques: elles soulèvent des enjeux qui auront sans aucun doute un impact déterminant sur leur destin individuel et sur celui de leur collectivité.

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Marilou Leblanc
Montréal, VLB éditeur
2022, 120 p., 17.95 $